La mine de l’enfance

Merveilleuse surprise de cette rentrée littéraire, le premier roman de Sébastien Dulude, Amiante, est une lecture absolument incontournable, pour la beauté du récit et sa langue originale et sensible. Auteur de trois recueils de poésie, l’écrivain québécois a passé une partie de son enfance à Thetford Mines, dont il s’inspire pour écrire l’histoire d’une amitié entre Steve Dubois, 9 ans, et Charlélie Poulin, surnommé petit Poulin, âgé de 10 ans. Les deux enfants font de ces paysages rudes et hostiles, où résonnent régulièrement les explosions venues de la mine et les bruits des moteurs des camions à benne, le doux paradis de l’enfance et de l’amitié infinie, jusqu’à ce que Steve soit chassé de cet étrange éden.

Sébastien Dulude | Amiante. La Peuplade, 209 p., 20 €

On se souvient de la manière dont l’enfance est un univers à part entière, et comment rien ne compte autant lorsqu’on est enfant que le présent qu’on croit éternel, dans lequel on baigne avec suavité, l’été tout particulièrement. Steve et Charlélie partagent ce bonheur d’être ensemble, depuis qu’ils se sont rencontrés, lorsque Charlélie et sa famille emménagent à quelques maisons de chez Steve. L’arrivée de ce nouveau voisin avec sa « dégaine polissonne » bouleverse l’existence de Steve. Ce garçon solitaire, dont la mère, mystérieusement souffrante, reste au lit la plupart du temps et dont le père ne suscite que l’angoisse et le malaise, voit dans cette rencontre des possibilités inespérées. Quelques instants plus tard, voilà les deux garçons assis l’un à côté de l’autre à siroter du jus de pomme doux, moment de grâce qui reste gravé dans l’esprit de Steve : « Je partageais ce moment simple avec lui intensément, notre proximité était d’une plénitude à la fois nonchalante et immense, à la manière dont se rencontrent les cachalots, les cumulus, les nébuleuses. »

Avec la simplicité qui caractérise les amitiés enfantines, Charlélie et Steve partagent tout leur temps, dans leur cabane, à lire et relire des albums de Tintin, en mangeant des gommes aux cerises et en buvant du jus de pomme doux, à vélo ou à pied, à explorer des lieux désaffectés, jouant inlassablement dans ce décor parfois lunaire, à l’école, tels « deux gamins infatués du bonheur nu d’être ensemble, simplement et totalement, de la fidélité l’un à l’autre et à jamais que l’été avait scellée ». 

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« Amiante » est un roman d’une beauté brûlante et douce à la fois qu’on n’oubliera pas de sitôt. 

On est saisi, en lisant Amiante, par le contraste entre l’immense douceur de l’amitié entre deux garçons à l’orée de l’adolescence et la rudesse de leur environnement. La sévérité rigide du père de Steve, que la maladie mystérieuse de sa mère l’empêche de contrebalancer, est une violence sourde qui jaillit sans prévenir, s’abattant alors sur le jeune garçon : « Figé, j’attendais la suite avec angoisse, les yeux rivés au sol, suppliant intérieurement qu’il ne passe pas à l’acte ; les tapes venaient généralement par paire, atterrissaient à peu près sur les fesses, mais me faisaient crisper l’échine de frayeur, de douleur et de honte pendant des heures, parfois des jours ». Cet ouvrier à la mine dont la colère est certainement aussi abrasive que « l’or blanc » dans lequel jouent les enfants laisse aussi entendre la violence sociale, la manière dont les mineurs sont exploités, au détriment de leur santé et de celle de leur famille.

Amiante, Sébastien Dulude
Mine d’amiante (Québec,Canada) © CC BY 2.0/Bryn Pinzgauer/WikiCommons

Pourtant, les mines, qu’on appelle des « dompes », ces collines poudreuses et grises, aux petits graviers abrasifs, sont des lieux d’aventures joyeuses pour des enfants explorateurs, qui sacrent comme des adultes lorsqu’ils jouent dans les pneus. Une photographie aérienne de l’immense mine à ciel ouvert, occupant une double page au milieu du récit, permet au lecteur de se représenter le décor dans lequel vivent ces enfants. Mais cette photographie n’est pas une simple illustration. Elle coupe le récit en deux parties, l’une se déroulant en 1986 et l’autre cinq ans plus tard. Cet été 1986 est bel et bien un âge d’or au sein même d’un enfer. Et comme si l’enfer devait forcément triompher, l’existence de Steve bascule lorsqu’il est frappé par le plus grand malheur qui soit, comme, peut-être, pouvait le faire craindre un bref prologue intitulé « le foyer, automne 1981 ». Cet instant fatal où il prend feu.

Que reste-t-il à faire dans la tragédie si ce n’est de revenir, inlassablement, au bonheur perdu ? Voilà ce qui fera l’objet de la deuxième partie du récit consacrée à Steve luttant contre le chagrin, reconstruisant ses souvenirs avec le petit Poulin, muré dans des obsessions envahissantes. Mais l’amitié encore, cette fois celle de Cindy, fait prendre conscience à Steve qu’il n’est ni fou ni condamné et que de ce « mauvais feu » il peut s’extirper pour se nourrir au « bon feu » : « Un accueil sûr se sculpte dans la posture de Cindy, dans sa manière d’être tournée vers moi, accoudée au divan, l’air de dire c’est correct, d’avaliser ce que je vis en m’encourageant, sans un mot, d’en déposer le récit entre nous. Elle m’inspire l’envie feutrée de croire qu’un jour je pourrais occuper mon corps sans fracture ni isolant, en un seul territoire unifié dans lequel mes pensées, mes émotions et mes sensations circuleraient librement, indistinctement, à feu doux. » 

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Le passage de l’enfance à l’adolescence, c’est la sortie du bonheur nu, des silences partagés, pour l’expérience tout aussi nue de la violence et du malheur, mais c’est aussi le passage à la parole, la fin de l’infans, la soudaine prise de conscience que la violence dont on est l’objet, en tant qu’enfant, n’a pas grand-chose à voir avec nous. Le « bon feu » alors se nourrit par la parole enfin possible, advenue grâce à l’amitié, dans un seul « instant de commisération » qui est tout ce dont le narrateur avait besoin. Et c’est peut-être aussi le début de la poésie, celle que fait entendre l’écriture de Sébastien Dulude à chaque page, non seulement dans les images qu’il fait naître, jaillie d’un ailleurs parfois presque onirique, mais aussi dans le rythme, dans des formules qui nous portent, phrase après phrase, et nous font vivre au plus près cette extraordinaire aventure de l’amitié. Amiante est un roman d’une beauté brûlante et douce à la fois qu’on n’oubliera pas de sitôt.