Quatre ans après L’invention du colonialisme vert, Guillaume Blanc publie La nature des hommes. Grâce à l’exploitation de nouvelles sources et de nouvelles manières d’écrire l’histoire, il parvient à raconter autrement la mise en parc de la nature est-africaine et à mettre en lumière les nombreuses réalités coloniales qui perdurent en matière de conservation de la nature après les indépendances.
À la lecture de ce titre légèrement grandiloquent, on pouvait penser que l’historien avait décidé de se faire philosophe pour apporter une pierre à l’édifice théorique des ontologies relationnelles et de la pensée critique de la nature. Comme souvent, il vaut mieux s’en remettre au sous-titre qui indique que le nouvel ouvrage de Guillaume Blanc porte globalement sur la même zone géographique, la même époque et le même sujet que celui de 2020 : l’histoire des discours et des pratiques de conservation de la nature en Afrique de l’Est au XXe siècle.
Dans ce nouveau livre, il est souvent question des mêmes lieux que dans le précédent – les parcs nationaux éthiopiens du Simien, de l’Omo et de l’Awash –, des mêmes acteurs – Julian Huxley, John Blower, Leslie Brown, Abebe Reta, Gizaw Gedlegeorgis, les associations comme le WWF (World Wildlife Fund) et l’UICN (Union internationale de conservation de la nature) –, ainsi que des mêmes sources, et notamment celles de l’Ethopian Wildlife Conservatory Authority, abondamment citées dans les deux ouvrages. Si bien que l’on serait en droit de se demander si Guillaume Blanc n’a pas décidé de faire du neuf avec du vieux.
Évidemment, ce n’est pas le cas puisque La nature des hommes convoque beaucoup plus de sources que le précédent ouvrage. Guillaume Blanc y synthétise plus de 130 000 pages de documents de huit fonds d’archives distinctes dispersées entre les continents africain, européen et nord-américain. Cette connaissance exhaustive des diverses sources liées au même sujet permet de passer de l’échelle nationale à l’échelle régionale et de connecter le cas de l’Éthiopie avec les histoires des parcs nationaux et des politiques de conservation de la nature de plusieurs pays de l’Afrique de l’Est, et notamment le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie.
Mais quand bien même Guillaume Blanc aurait décidé de faire du neuf avec du vieux, faudrait-il y voir une fragilité ou, au contraire, un magnifique trait d’audace ? À mon avis, l’un des apports majeurs de ce livre est d’avoir su réagencer des savoirs déjà contenus dans le précédent ouvrage pour raconter autrement l’histoire de la mise en parc de la nature en Afrique orientale. Contrairement à L’invention du colonialisme, qui adoptait un plan strictement chronologique et la focalisation omnisciente typique du style académique, La nature des hommes expérimente des formes nouvelles d’écrire l’histoire. Par sa manière de mettre en relation des sources émanant d’institutions et de géographies diverses et de présenter leur polyphonie, cet ouvrage n’est pas sans rappeler L’histoire à parts égales (2011), où Romain Bertrand raconte le premier contact entre Néerlandais et Indochinois en 1596 en exploitant des sources portugaises, hollandaises et javanaises. Dans sa manière d’imaginer des personnages possibles à partir de traces anonymes des sources dans sa quatrième partie, Guillaume Blanc n’est pas si loin de ce que propose Thomas Bouchet dans De colère et d’ennui (2018) où l’historien invente des personnages féminins fictifs pour incarner son étude de l’année 1832 à Paris. En pleine expansion depuis quelques années dans l’Hexagone (pensez au succès de la Conversation avec un métis de Serge Gruzinski, ces approches nouvelles de l’écriture de l’histoire sont déjà bien consolidées aux États-Unis, d’où Guillaume Blanc tire sa principale inspiration.
Cité dès l’introduction, le livre de Karl Jacoby Des ombres à l’aube. Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire (2008, traduit en français en 2013 et publié chez Anacharsis) fait office de repère méthodologique et stylistique. L’historien américain y raconte le massacre de Camp Grant, dans l’Arizona, au petit matin du 30 avril 1871, lorsque cent quarante Apaches sont assassinés par une troupe composée d’Américains, de Mexicains et d’Indiens O’odham. Après une présentation brève et factuelle du massacre, Karl Jacoby donne quatre récits différents de l’évènement, de ce qui le précède et de ses suites, en utilisant les sources et les focalisations de chacun de ces quatre groupes. Au-delà de l’intérêt épistémologique qu’implique de délaisser le point de vue surplombant et monolithique de l’historien pour faire entendre les voix des vaincus ou des demi-vainqueurs, cette approche perspectiviste permet une lecture de l’évènement similaire à celle qu’offre la littérature sans pour autant perdre en rigueur scientifique. Guillaume Blanc transpose cette méthode dans son propre champ d’études en remplaçant le massacre de Camp Grant par un évènement tout aussi précis – la conférence d’Arusha, qui réunit le 5 septembre 1961 des décideurs africains et internationaux autour d’enjeux de conservation de la nature – et en délimitant quatre catégories d’acteurs aux prises avec ces enjeux : les experts-gentlemen, les experts de terrain, les dirigeants africains, les anonymes, autour desquels s’articuleront les quatre parties de l’ouvrage.
Hormis l’arrière-goût d’artificialité que laisse cette application stricte de la recette de Jacoby, la proposition de Guillaume Blanc ne rencontre, à mon sens, qu’une seule limite. Là où Karl Jacoby parvient à mobiliser les histoires, les pratiques et les croyances des Nnee massacrés, tout comme des O’odham et des Mexicains qui négocient avec l’envahisseur, Guillaume Blanc semble buter sur un manque de sources écrites. La quatrième partie de son livre, « Vivre en parc », concerne ceux qu’il appelle les anonymes : l’ensemble de populations agro-pastorales, semi-nomades, transhumantes ou gardiennes autochtones du parc qui subissent les politiques de conservation de la nature et se voient contraintes de quitter les terres où elles vivent depuis longtemps. Or, ni les quelques précisions historiques ou anthropologiques sur les Mursi et les Surma de la vallée de l’Omo ou les Karayu et Ittu de la vallée de l’Awash, ni l’invention de catégories socio-typiques à partir de mots en amharique ne suffisent à faire entendre pleinement ces « sans-voix ». Tentant de combler ce manque de sources écrites, Blanc essaie d’abord d’exploiter un documentaire des années 1970 puis de partir « du présent jusqu’au passé » pour mieux rendre compte des différents mondes humains qui habitent ou ont habité les parcs nationaux.
En revanche, l’utilisation du référentiel jacobyen permet à Guillaume Blanc de mettre davantage en lumière trois apports fondamentaux de ses recherches. D’abord, la conférence d’Arusha en 1961 est, au même titre que le massacre de Camp Grant, un moment violent. Et cela semble valoir pour la quasi-totalité des pratiques expertes de la nature de l’Est africain. Après les indépendances africaines, les décideurs internationaux et nationaux disposent des anciennes réserves coloniales de chasse comme d’espaces à préserver et à protéger des humains, et cela implique évidemment une forme de violence envers celles et ceux qui y vivent. Depuis les discussions entre les experts de l’environnement et la haute administration africaine dans les hôtels cossus du nord du Tanganyika jusqu’aux meurtres de paysans rebelles par les autorités en charge des parcs, le livre analyse les processus décisionnels qui débouchent, en dernière instance, sur l’exercice de la violence par le droit et par la force sur les populations autochtones. En deuxième lieu, cet ouvrage permet de suivre, sur quelques décennies, les carrières de ces experts-gentlemen et de ces experts de terrain qui traversent l’époque des indépendances et se reconvertissent en experts de la protection de l’environnement sans cesser d’exercer le contrôle sur les mêmes espaces qu’ils géraient déjà en tant qu’administrateurs coloniaux. Chez Guillaume Blanc, cet affranchissement relatif de la chronologie linéaire, permis par une utilisation fréquente de la prolepse et de l’analepse, finit par faire émerger un moment précis à cheval entre l’époque coloniale et l’époque postcoloniale. C’est ainsi qu’il parvient à articuler l’histoire environnementale africaine avec la question du moment postcolonial, et à montrer « comment s’organise concrètement la continuité entre les deux époques ».