Au XVIe siècle, une guerre sainte oppose un sultanat musulman, soutenu par l’Empire ottoman, à l’Éthiopie chrétienne, soutenue par le Portugal. L’édition de la thèse d’Amélie Chekroun nous permet d’envisager ce conflit à partir d’une source littéraire originale : le Futuh al-Habasa, trivialisé sous le titre de « Conquête de l’Éthiopie ». Son auteur, identifié sous le nom d’Arab Faqih, a été témoin du conflit. Il en fait un récit situé, portant les couleurs de la cause musulmane d’autant plus haut qu’il s’arrête vers 1535-1537, soit environ six à huit ans avant le dénouement de la guerre sainte, qui s’est soldée par une défaite musulmane en 1543. L’analyse critique de ce manuscrit présentée dans ce livre n’est pas la simple chronique d’un jihad : en épousant le recentrement du regard porté sur l’histoire de la Corne de l’Afrique à partir du point de vue non européen et non chrétien, Amélie Chekroun propose une relecture innovante des pouvoirs musulmans dans cette région du monde au XVIe siècle.
L’ombre des églises de Lalibela a recouvert les imaginaires politico-religieux sur l’Éthiopie, la reliant d’un trait direct à l’histoire biblique de l’Ancien Testament de Salomon transportant l’Arche d’Alliance jusqu’aux terres de la reine de Saba, mère de Ménélik Ier. L’idée d’une Éthiopie chrétienne rayonnante et sans partage a longtemps dominé les imaginaires collectifs. Cependant, la tradition des textes montre l’activisme désormais bien connu de la dynastie salomonienne, dès son origine au XIIIe siècle, pour inscrire sa légitimité dans les traces de la Bible et de la Maison du roi David – à commencer par le Kebra Nagest, ouvrage du XIVe siècle qui fonde la mythologie salomonienne. Cette idéologie chrétienne a longtemps conduit à négliger la part que l’Islam a prise dans l’histoire de l’Éthiopie.
Les récents chantiers archéologiques autour du sultanat d’Ifat ont mis en lumière l’importance d’un pouvoir musulman allant de la côte somalienne de la mer Rouge jusqu’au Shawa (ou Choa), aux portes méridionales du royaume d’Éthiopie, de la fin du XIIIe au début du XVe siècle. Un nouveau sultanat, longtemps décrit comme le sultanat d’Adal, succède à celui d’Ifat au XVe siècle… au point de devenir le principal adversaire de l’Éthiopie chrétienne dans le deuxième quart du XVIe siècle. Contemporain des guerres d’Italie, le jihad lancé contre l’Éthiopie chrétienne a mobilisé des alliances globales au fil du conflit, avec l’Empire ottoman en soutien du parti musulman et le royaume du Portugal auprès du parti chrétien.
Dans des travaux antérieurs, Amélie Chekroun avait proposé une authentification de la capitale du Barr Sa’d ad-Din, c’est-à-dire du pouvoir musulman héritier et successeur d’Ifat. Installé dans un premier temps à Dakar (1415-1520), le siège du pouvoir se déplace alors à Harar sur fond de tensions internes au pouvoir musulman, au lendemain de la mort de l’émir Mahfuz (vers 1516-1517). Les pouvoirs musulmans traversent alors une crise politique. C’est dans ce contexte que le Futuh al-Habasa se concentre sur la figure de l’imam Ahmad b. Ibrahim, principal porteur du jihad. Ce dernier n’est pas sultan du Barr Sa’d ad-Din, mais il éclipse dans l’ouvrage les autres autorités politico-religieuses musulmanes au point d’être présenté comme « le bon gouverneur », une sorte de restaurateur moral de l’Islam du Barr Sa’d ad-Din. De la main gauche, l’imam Ahmad entre en dissidence contre le sultan Abu Bakr qu’il finit par éliminer au nom de la restauration de la foi (1525 ?) ; de la main droite, il lance le jihad contre les monarques chrétiens d’Éthiopie. Pourtant, l’articulation de ces deux projets – qu’Amélie Chekroun résume par les termes fitna dans le premier cas et jihad dans le second – était loin d’être évidente dans les années 1520. En effet, un certain équilibre existait entre le royaume chrétien et le sultanat de Barr Sa’d ad-Din, malgré les attaques frontalières et les razzias. C’est bel et bien la figure de l’imam Ahmad qui introduit une rupture… lourde de conséquences géopolitiques.
Dans un format très érudit, le livre d’Amélie Chekroun s’avère plus innovant que ne pourrait le laisser croire l’ensemble de la relecture des sources. Car ce travail introduit plus de dissonance que de confirmation, offrant un nouvel éclairage sur une histoire éthiopienne vue du parti musulman. En voici quelques exemples. En premier lieu, le travail d’Amélie Chekroun remet en cause la datation de 1527 comme point de départ du jihad en y préférant 1531 : en effet, elle distingue les opérations de razzias de 1527 du projet jihadiste qui ne commencerait réellement qu’en 1531. Deuxièmement, elle « liquide » la mythologie qui entoure la figure de l’imam Ahmad, traditionnellement présenté à travers son sobriquet du « Gaucher », pour le restaurer dans sa biographie la plus complète possible et le replacer dans le projet politique du Futuh al-Habasa : il apparaît comme un leader jihadiste millénariste (« imam de la fin des temps ») qui propose de rompre avec la tradition et de s’affranchir de l’ordre hiérarchique du Barr Sa’d ad-Din, face aux émirs, sultans et autres autorités, pour réformer l’islam dans la Corne de l’Afrique. En dernier lieu, Amélie Chekroun montre tout au long de son ouvrage à quel point les sociétés musulmanes et chrétiennes d’Éthiopie sont liées, comme en témoigne la circulations des hommes et des connaissances au cours du jihad. Autrement dit, ce livre est l’inverse d’un récit de choc de civilisation dans la Corne de l’Afrique du XVIe siècle ; il est plutôt la démonstration de la part constitutive de cette histoire musulmane dans la construction des sociétés d’Éthiopie.
L’une des forces de l’ouvrage est de chercher à compenser la grande complexité de cette reconstitution historique par un ensemble d’outils pédagogiques : chronologie (avec une part de confrontations et de contradictions qui n’ont pu être résolues) et cartographies. Son ultime mérite est de déconstruire la sédimentation historiographique « éthiopisante » postérieure à cet épisode jihadiste. L’autrice montre comment il a été « écrasé » à court terme par la propagande et l’idéologie salomonienne mais aussi, et surtout, par le prosélytisme catholique du XVIe siècle, avec l’activisme des jésuites qui s’étend alors à l’Éthiopie. Ces derniers procèdent à une (ré)écriture de l’histoire à destination de l’Europe chrétienne post-tridentine, qui relie l’Éthiopie à l’histoire globale du christianisme, dépassant le clivage orthodoxe et catholique. La « réinvention » du royaume chrétien d’Éthiopie peut alors relativiser, dans un consensus chrétien, le jihad musulman du XVIe siècle comme un accident de l’histoire qui peut d’autant mieux être minoré que des régiments de moines et de scribes travaillent à relégitimer la dynastie salomonienne, en guez comme en latin. Cette vision de l’histoire a constitué le terreau de la vulgate historiographique « éthiopisante » du XIXe et du XXe siècle, que la minutieuse enquête doctorale d’Amélie Chekroun s’emploie à déconstruire.