Mode-fiction

Langue aussi bâtarde qu’actuelle, soyeuse et souple ; l’esprit de deux époques – les années 1980 et la nôtre – métabolisé avec beaucoup de justesse, en équilibre improbable entre cyberpunk et haute couture, romantisme virtuel et exploitation artistico-économique : leur puissance d’émotion fait des Nuits sans Kim Sauvage de Sabrina Calvo un des romans importants de cette rentrée littéraire 2024.

Sabrina Calvo | Les nuits sans Kim Sauvage. La Volte, 352 p., 19 €

La peur de décevoir, l’autodépréciation, le besoin d’affection, la solitude, la perte. Dans un avenir qui est presque notre présent, ces sentiments universels s’incarnent en Victoire, l’héroïne, qui, malgré les doutes et le blues, fait face avec courage et détermination aux multiples péripéties de ce grand roman de combat et d’amour.

Stagiaire dans un magazine de mode pour adolescentes, « chineuse de trésors vintage excavés de vieilles collections », elle essaie de passer inaperçue : depuis que ses parents l’ont abandonnée dans un Ikea, Victoire ne s’aime pas. Enfant sauvage de notre postmodernité, elle a survécu plusieurs années dans les réserves et les angles morts des show rooms agglomérés, avec pour seuls amis les étagères Billy, les dressings Juorlaoi, les lits Bladet. Puis elle a été envoyée à l’orphelinat où une « Maison » de mode, en l’occurrence Chloé, l’a adoptée. Son destin est de vendre des vêtements, à moins qu’elle n’arrive à se faire une place dans le féroce magazine Jeudi où découvrir toujours de nouvelles tendances est une nécessité, sous peine d’exécution professionnelle. Exécutions plus fréquentes que les sourires.

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Après « Melmoth furieux » Sabrina Calvo crée un roman plus ambivalent, plus subtil, et donc peut-être encore plus réussi.

Vic doit lutter, simplement pour se faire reconnaître comme « fille », car elle est née garçon. Et contre elle-même, puisqu’elle ne s’accepte pas complètement : « Je ne serai jamais comme on voudrait que je sois. Je suis un monstre ». Pour échapper à sa forêt de problèmes, elle s’est créé un double virtuel au corps conforme aux attentes, Nova : « Et puis le monde s’est saisi de son cul que j’avais peut-être par fierté modelé trop gros et elle s’est laissé faire, parce qu’enfin, après des mois d’ennui à ne pouvoir trouver des groupes, elle avait fini par rencontrer des gens qui la valoriseraient. Elle était la bomba. Elle faisait quoi, dix clients par jour et ça suffisait. Ils revenaient encore et encore et Nova avait cette réputation grandissante. Elle était heureuse, à sa façon. Jusqu’à ce qu’il décide de la revendre, Nova n’avait pour son Maître et son choker de perles qu’un amour latent. C’est quand il l’a donnée à ce barbare que j’ai compris combien elle l’avait réellement aimé : elle s’était donnée à lui en lui ramenant sagement de quoi vivre comme un prince ». Cette Nova sexploitée mais désirée lui paraît presque préférable à sa vie matérielle, au point que Maria Paillette, son assistante numérique, essaie de l’en désintoxiquer en lui coupant ses accès.

« Lieu commun de partage de pensée », « soie même d’un songe lentement désintégré par un lien trop serré », « l’Ouvert » prolonge et dépasse notre internet en une sorte de monde alternatif. Ce que l’Ouvert aurait pu être, ses promesses non tenues, est un des autres thèmes brodés sur la toile de nostalgie sensible qui fait Les nuits sans Kim Sauvage. L’Ouvert provoque presque autant d’émotions que « le Clos » – l’univers matériel – et la nostalgie reste pour Vic une force toujours active, qui lui permet d’avancer dans les méandres des deux mondes accolés, jusqu’aux souterrains parisiens magiques où ils se séparent et se rejoignent.

Sabrina Calvo, Les Nuits sans Kim Sauvage
Sabrina Calvo (2022) © CC BY-SA 4.0/Juliette Mono/WikiCommons

Pour comprendre cette imbrication de réalités et d’aliénations, il faut des clés. Vic trouve la principale dans un clip des années 1980, « Les Nuits sans Kim Wilde », où Laurent Voulzy, songwriter à lunettes – celles-ci jouent un rôle dans l’intrigue – rêve de la chanteuse blonde, icône eighties au brushing parfait. Dans un roman toujours juste, ce clip concentre une certaine relation au monde construite ces années-là et appliquée cyniquement depuis. S’y montre l’essence d’un « cyberpunk français qui ne dit pas son nom. D’un monde qui pensait notre rapport aux machines romantique », débouchant sur l’entrelacement d’un rude pragmatisme commercial et d’un lyrisme aussi exacerbé qu’impossible à assouvir, « nostalgie d’un ailleurs inexistant ». Un idéal inaccessible poussant à se rabattre vers la consommation bassement matérielle. Ce clip ultra romantique est d’ailleurs sponsorisé par les hypermarchés Rallye, dont on entrevoit le nom sur le camion dans lequel Voulzy visionne les clips de son idole : la mise en abyme affirme la toute-puissance des images tout en rappelant discrètement ce qui est vraiment important.

Une icône supérieure vient en renfort de Kim Wilde : Lady Di. Ses employeurs obligent Vic à se lancer dans la quête de la veste ensanglantée portée par la princesse lors de son accident mortel, pour en faire le clou d’un défilé de mode ultime. Cela dit assez l’aspect mortifère d’un milieu que son besoin mécanique d’images renvoie au passé, cherchant à « ressusciter la Princesse de la mort qui régnera à tout jamais sur les déchets de leurs rêves ».

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Pourtant, dans Les nuits sans Kim Sauvage, les vêtements sont aussi légèreté, beauté, souplesse, fluidité, permettant à Vic d’exprimer son identité. Elle échappe à l’aliénation en bougeant, évoluant, s’adaptant – tant bien que mal mais sans cesse – à l’image du livre lui-même, patchwork inventif, inattendu, extrêmement riche et changeant, tirant sa vitalité littéraire de l’agilité et du mouvement perpétuels qui le caractérisent.

Les nuits sans Kim Sauvage forme un diptyque avec le précédent roman de l’autrice paru en 2021, Melmoth furieux, où, en parallèle d’une lutte zadiste et révolutionnaire, une couture de récupération, artisanale, alternative, originale, s’opposait à la laideur stéréotypée de l’imagerie Disney. Cette fois, prenant à partie la haute couture et le prêt-à-porter de luxe, milieu combinant l’aliénation et la créativité, Sabrina Calvo crée un roman plus ambivalent, plus subtil, et donc peut-être encore plus réussi.

Explorant les ambiguïtés de l’être – Vic y vit une double histoire d’amour avec l’IA Maria Paillette et avec une de ses collègues travailleuse aliénée –, Les nuits sans Kim Sauvage peut évoquer une sorte de Neuromancien sensible et poétique (d’ailleurs, Vic se réfugie dans l’Ouvert sur une « côte sauvage » rappelant les rivages virtuels du roman de William Gibson), mais c’est aussi un superbe roman d’apprentissage sur l’acceptation de soi et de la perte ; ainsi qu’une fiction politique essayant de cerner les idéologies retorses que nos rêves doivent repousser.