Avec À son image, le cinéaste Thierry de Peretti adapte le roman de Jérôme Ferrari (Actes Sud, 2018). En Corse, une jeune femme s’interroge sur le bien-fondé de témoigner par la photographie de luttes nationalistes prises dans le paradoxe de leurs déchirements comme dans celui d’une représentation à la fois en défaut et en excès. Le film s’interroge avec elle : à son image. La réponse qu’il livre est belle, mais elle ne convainc pas tout à fait.
Thierry de Peretti possède une qualité devenue rare : c’est un cinéaste accueillant. Manifestement, il n’est à l’aise que lorsque plusieurs personnages occupent son cadre. Deux ou trois ne lui suffisent pas. Il en faut une demi-douzaine au minimum. C’est le seuil à franchir pour que ses plans trouvent leur respiration et leur ampleur.
À son image est son quatrième long métrage. C’est davantage encore que les autres un film de groupe. La caméra se tient à distance et demeure en général immobile. Il ne fait aucun doute pourtant que Peretti se sent proche de celles et de ceux qu’il filme. Il pourrait être un des leurs. Il l’est, puisque également acteur, il s’est attribué un rôle significatif bien que de second plan. Chez lui, plus les corps sont nombreux, meilleure risque d’être la scène. C’est pourquoi la reprise de slogans nationalistes par la foule d’un concert constitue un des sommets de cette adaptation assez fidèle du roman de Jérôme Ferrari.
Thierry de Peretti, né à Ajaccio en 1970, est corse. C’est un grand metteur en scène. Est-il aussi un grand cinéaste ? Toute la question est là. Metteur en scène, Peretti l’a d’abord été au théâtre, expérience d’où il tire un très net talent de scénographe. À cela s’ajoute un œil de photographe, dont l’héroïne d’À son image exerce le métier avec autant de passion que d’angoisse.
Des années 1980 aux années 2000, des hommes rejouent devant l’objectif d’Antonia un drame qui débuta avant eux et se poursuivra longtemps encore après. C’est le drame du nationalisme corse, de ses espoirs comme de ses défaites, de son romantisme comme de son aveuglement. Les éléments en sont connus : la clandestinité et les attentats, les cagoules et les séjours en prison, le jeu funeste des luttes intestines…
Depuis l’adolescence, Antonia ne quitte pas son appareil. De ce qui est devenu son travail, elle se fait une haute idée qui s’accommode mal des ambitions étriquées de la presse locale. Le hic véritable loge toutefois ailleurs. Plus le temps passe, et moins Antonia résiste au doute que le drame corse demeure dérisoire et dès lors dérisoire aussi, voire erronée, la croyance qu’en témoigner aurait le moindre sens. Il n’est donc pas illogique que, prenant un nombre incalculable de photos, elle ne développe que peu. Ni que le film reste très longtemps sans en montrer une seule.
Ce doute, Ferrari le décrivait en des termes où la littérature à la fois appelait et défiait le cinéma : « Elle ne participait pas à l’histoire exaltante d’une île de la Méditerranée mais seulement à un jeu puéril où d’anciens amis d’enfance se déguisaient en guerriers et en journalistes sans même parvenir à prendre leurs rôles respectifs au sérieux. Elle photographiait de mauvais acteurs récitant le texte incroyablement pompeux d’une pièce ratée que ni la violence ni les années de prisons ne pouvaient rendre plus authentique et, dans cette pièce, Antonia jouait elle aussi, comme les autres, peut-être encore plus mal que les autres ».
On retrouve cette pompe chez Peretti. Pompe de cadres adroitement composés, aperçus de la vie d’un collectif dont la suite offre un assez constant panorama. Des mâles partent au combat ou en reviennent. Un instant accablés, ils penchent la tête ou au contraire la redressent avec fierté. Ils se donnent l’accolade, boivent et fument d’un air grave ou juste pensif – impressionnant ballet des cigarettes, pour lesquelles le budget dut être considérable. Leurs femmes attendent. Elles se rongent les sangs, se tiennent les coudes ou se tirent la bourre. Toutes et tous prennent la pose. Il le font avec cette nonchalance affectée chère à la jeunesse, quelle que soit la latitude sous laquelle elle rêve, lutte puis déchante. Quelques intermèdes, montrant en particulier l’opposition d’Antonia à un père vociférant et déconfit, secouent de comique cette solennité. Ces épisodes restent rares mais ils font un bien fou.
La situation politique en Corse n’invite pas à la rigolade, et le livre de Ferrari n’était pas marrant. Son nouveau, Nord Sentinelle, l’est davantage. La charge contre le tourisme de masse y est ouvertement donnée pour grotesque, voire énorme. Cette énormité manque à À son image. Contrairement au roman, Peretti ne calque pas le déroulement de son film sur celui d’une messe. Tant mieux. La voix off à laquelle il a recours coupe dans le flux de la mélopée ferrarienne. Elle met des points là où il n’y avait que des virgules. Tant mieux aussi. Il n’empêche. Le cinéaste s’est réservé le rôle du prêtre, parrain d’Antonia et le seul à avoir jamais fait l’effort de la comprendre. En dépit de la diversité de ce qui est donné à voir, de la Corse à la Yougoslavie en guerre, le constat est surtout le même que dans le livre. Le cours des choses ne varie pas, c’est sur le rien de neuf que le soleil corse continue de taper dur. Varie seule l’actrice qui interprète Antonia, Clara-Maria Laredo : sa beauté et sa présence, son implication ou son retrait.
Savoir montrer cette permanence est bien sûr aussi un talent. Montrer la violence comme une fatigue et comme une habitude, non comme un événement. Montrer la révolte qui, chez une certaine jeunesse, peut être à la fois soif de changement et imitation des anciens. Montrer des corps dont la réunion à l’intérieur d’un cadre continue de composer un tableau alors que, en vérité, chacun est déjà ailleurs.
Comme toujours chez Peretti, À son image s’ouvre avec une baie vitrée devant laquelle passe le personnage principal (le roman aussi a la sienne, que le lecteur trouvera page 192 de l’édition de poche). Les premiers mots du film sont également ceux-là, dits au téléphone d’une voix à peine lasse par Antonia à sa mère : « Comme toujours ». Tout au long du film, la caméra se tient derrière une vitre à travers laquelle elle observe d’un peu loin un spectacle tantôt sensationnel et tantôt indifférent, le plus souvent les deux à la fois. Comme toujours, les hommes se battent et rien de bon n’en ressort. Comme toujours, la clandestinité fascine davantage que la cause qu’elle défend. Et comme toujours, faire des images de ce « cirque » – mot présent dans le film comme dans le livre, et dans la même bouche, celle du prêtre – ne rime pas à grand-chose.
C’est en tout cas la conviction d’Antonia, autrement dit celle du roman de Ferrari, qui ressassait une thèse, ayant déjà pas mal servi, sur l’intimité de la photographie avec la mort. Peretti fait des films. Il dirait donc les choses différemment. Lui croit en l’utilité et même en la nécessité de donner à la Corse une image. Il croit en sa troupe, il croit en ses acteurs. Il a raison. Cinématographiquement, l’image de l’histoire, du peuple et des luttes corses manque. Mais il dit aussi autre chose. Il dit que cette image qui, d’un côté, n’existe pas, de l’autre existe trop. Le drame des luttes corses, ce n’est pas qu’elles dégénèrent, c’est qu’elles se regardent : la mythologie et la virilité, le sérieux et le culte du collectif, tout cela leur tend un reflet trop flatteur pour qu’elles songent à y résister.
Il est probable que Peretti aimerait que chacun de ses longs plans peuplés communique ce double sentiment d’un trop et d’un pas-assez d’image, « d’un excès et d’un déficit de signification », ainsi que l’écrit encore Ferrari. Tâche ardue, et qui pour cela impose le respect. Tâche que la mise en scène seule, en son sens à la fois scénographique et photographique, reste pourtant impuissante à accomplir. C’est un art trop sûr pour cela, un art où la composition occupe trop de place. Ferrari disait des images d’Antonia qu’elles « manquaient d’innocence ». Celles de Peretti aussi. Elles manquent de fragilité, de ce tremblement qui les traverserait peut-être si d’aventure le réalisateur décidait par exemple de s’approcher – physiquement – de ses acteurs.
Emmanuel Burdeau est critique de cinéma. Ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, il est l’auteur de plusieurs livres, dont Gravité. Sur Billy Wilder (Lux, 2019). Il anime le podcast Spéculations by So Film en compagnie de Matthias Chouquer, directeur du cinéma Eldorado à Dijon.