Transformer les migrants en criminels

Que le centenaire de sa mort n’ait guère été célébré indique assez que, pour avoir été beaucoup lu dans les années 1960-1970, Lénine ne suscite aujourd’hui guère d’intérêt. Ce qui peut se comprendre comme le symptôme de la perte de tout espoir de changement radical des rapports sociaux. La domination des uns par les autres n’a pourtant pas disparu, mais elle semble n’être pas vraiment perçue pour ce qu’elle est, en partie sans doute en raison des forces à l’œuvre visant à l’occulter. Aussi la question que porta celui qui fut dirigeant de la première révolution socialiste – Que faire ? – reste-t-elle d’actualité. Et il est urgent de proposer des réponses.

Sophie Klimis | Mawda v. Medusa. Donner un visage à la criminalisation des migrants en Europe. Le Bord de l’eau, 192 p., 16 €

Avec Mawda v. Medusa Sophie Klimis cherche avec énergie ces réponses. Universitaire belge, d’abord reconnue pour ses travaux sur la pensée grecque antique, elle s’attache depuis un certain temps à proposer des ouvrages qui ne sont pas de simples textes à lire mais de véritables invitations à élaborer une pensée critique au sens positif du terme. Ce fut le cas notamment de ceux parus en 2014 et 2018, le premier traitant de l’énigme de l’humain et de l’invention de la politique, le second incitant chacun à appréhender les questions de justice afin de prendre conscience qu’elles ne sont nullement réservées à des experts. C’était encore le cas pour Le penser en travail, ouvrage abordant l’œuvre de Cornelius Castoriadis, non pour en faire une exégèse universitaire, mais pour manifester la pertinence de ses questionnements et les poursuivre. Si Sophie Klimis a retenu quelque chose de ce penseur, c’est bien ce qu’il indique dès la préface de L’institution imaginaire de la société, à savoir que « le travail de la réflexion » importe « autant et plus que les résultats » avancés et que c’est « cela surtout qu’un auteur peut donner à voir, s’il peut donner à voir quelque chose ». Mais il ne s’agit évidemment pas de voir pour voir, de comprendre pour comprendre, mais bien de voir et de comprendre afin de permettre une transformation lucide de soi-même et des autres en vue de l’institution d’une véritable communauté politique.

Pour elle, écrire prend le sens d’une invitation faite à chacun au partage de la réflexion et de l’action qui ne sont plus dissociées. C’est sans doute ce qui fait l’originalité de ce geste qui ne s’accorde ni avec celui de l’intellectuel universel prétendant occuper une position de surplomb pour dire le vrai, ni de l’intellectuel organique visant la défense d’une idéologie partisane, ni même de l’intellectuel spécifique, promu par Michel Foucault, qui refuse toute fonction de représentation ainsi qu’un engagement permanent pour apporter ses compétences dans des luttes conjoncturelles. Si l’on voulait vraiment opérer des rapprochements, ce serait sans doute avec la manière dont Pierre Bourdieu a, au cours des années 1990, envisagé le rôle d’un intellectuel collectif contribuant « à créer des conditions sociales d’une production collective, d’utopie réaliste », à « organiser ou orchestrer de nouvelles façons d’élaborer des projets et de les réaliser en commun » (« Pour un savoir engagé », in Contre-feux 2). 

Sophie Klimis, Mawda V. Medusa. Donner un visage à la criminalisation des migrants en Europe
Illustration issue de « Mawda, autopsie d’un crime d’Etat », Manu Scordia © La Boîte à Bulles – 2024

L’étude des conditions du décès tragique de Mawda se veut avant tout une tentative pour « penser le présent et exercer “notre faculté à être sollicités par une expérience” », comme l’écrit Hannah Arendt. Dans la mesure où la raison critique doit permettre à chacun de « se mobiliser politiquement », c’est-à-dire de se faire artiste au sens d’« élève de la vie », selon une expression d’Anna Halprin, elle ne peut plus continuer de mettre à distance les affects au prétexte qu’ils relèvent de l’irrationnel. Mawda est une « fillette kurde tuée par un tir policier, lors de l’interception par la police belge d’une camionnette de migrants sur l’autoroute de Mons, le 17 mai 2008 », dont elle assure qu’elle est « le résultat direct d’une politique délibérée visant à institutionnaliser la criminalisation des personnes migrantes, en Belgique, comme dans le reste de l’UE ». Que cette politique ait pu donner lieu à la mise en place d’un plan baptisé Medusa relève bien d’un certain cynisme puisque le nom de « la terrible créature de la mythologie grecque, dont la seule vue figeait en pierre son spectateur » fait « bien évidemment, aussi songer au tableau de Géricault, Le radeau de la méduse (1819) », représentant « une scène de naufrage où d’innombrables corps vivants et morts s’entassent sur un frêle esquif » qui « préfigure sous une forme archétypale la détresse des migrants des deux siècles à venir ». On comprend mieux le sens un titre qui s’inspire d’une forme particulière de procès autorisé par la justice américaine permettant à un individu d’assigner un État devant la Cour suprême. « Mawda V(ersus) Medusa mobilise donc ici symboliquement ces deux noms-emblèmes afin de questionner le face-à-face adversatif des migrants et de l’État, envisagé du point de vue de la justice », assure Sophie Klimis. 

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Ce qui paraît non seulement contestable, mais proprement invraisemblable, à la lecture de l’étude, c’est la manière dont la mort de cette fillette a été relatée par les médias et le monde politique – lesquels ont accrédité la thèse du bouclier humain assurant que Madwa aurait été brandie par la fenêtre du véhicule par ses occupants afin d’éviter les tirs des policiers –, ainsi que son traitement par la justice. On doit à « la pugnacité d’un journaliste, Michel Bouffioux, qui a entrepris de faire une contre-enquête détaillée » ainsi qu’à celle du collectif « Justice et Vérité pour Mawda » d’avoir dénoncé un tel récit. Il s’agit donc pour Sophie Klimis de pratiquer ce qu’elle nomme « une philologie politique » afin de rendre compte de ce qui s’est joué derrière les diverses versions d’une même situation – ce qu’elle propose de comprendre comme une variante de l’effet Rashomon, « qui désigne le fait qu’un même événement puisse faire l’objet de discours et d’interprétations contradictoires ».

Il est passionnant de lire les extraits de presse consacrés à l’affaire, ceux de la contre-enquête de Michel Bouffioux, les paroles rapportées des magistrats, celles du substitut du procureur du roi du parquet de Mons et celles du procureur lui-même, les propos du policier auteur du tir mortel, le rapport du comité qui organise le contrôle de la police, ou encore les paroles de Martin Vander Elst, doctorant en anthropologie et membre du comité Mawda, etc., de prendre connaissance des initiatives d’universitaires ainsi que des réactions qu’elles suscitèrent, notamment celle du secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration. C’est tout l’art de l’autrice de pointer ce qui donne à penser dans chaque situation mise en évidence. Ainsi le rappel de la ligne de défense de l’avocate de la famille, maître Selma Benkhelifa, donne-t-il lieu à une réflexion, brève mais des plus stimulantes, sur la question des droits et de l’éthique de la consistance logique. Aussi passionnantes sont les pages que Sophie Klimis consacre ensuite à « instruire le cas Mawda » en commençant par rapporter les notes de son journal du procès dont le verdict pose pour le moins bien des questions ; ce qui conduit notre autrice à assurer que « politiquement parlant, la vérité judiciaire est ici inacceptable ».

Sophie Klimis, Mawda V. Medusa. Donner un visage à la criminalisation des migrants en Europe
« Mawda, autopsie d’un crime d’Etat », Manu Scordia © La Boîte à Bulles – 2024

La suite de l’ouvrage s’attache à « déconstruire l’effet Medusa », compris comme « l’effet de sidération, l’anesthésie du sens commun et la paralysie de la capacité de pensée qui ont été le triple objectif efficacement atteint par les mises en scène et en discours officielles de l’affaire Mawda ». Cette déconstruction, qui constitue « le premier geste théorique pour envisager la portée plus générale de l’affaire » et « la constituer en cas paradigmatique », provoque un dessillement du regard tout en proposant une leçon d’analyse politique. Comment ne pas suivre Sophie Klimis quand elle assure que les récits de l’affaire visaient en premier lieu à masquer les effets du tir du policier, ce qui, au-delà de la mort de Mawda, a conduit à créer des zones de non-droit au sein même de l’espace public et a réalisé, c’est-à-dire rendu réelle, « la transformation des migrants en criminels en fuite » ? Et comment ne pas partager ses analyses sur les politiques migratoires ayant octroyé de plus en plus de pouvoir à l’exécutif et à la police ? On prend ainsi conscience que les sociétés occidentales actuelles tendent à remettre en cause la dynamique, qui puise dans leur passé grec, ayant permis d’affirmer des valeurs d’égalité, de justice, de respect du droit et d’honnêteté dans la prise de parole au sein de l’espace public.

Ce n’est donc pas un hasard si les diverses opérations mises en place par la politique migratoire européenne usent de noms mythologiques comme Medusa, Ulysse, Hermès, Énée ou Ariane : il ne s’agit pas seulement de « masquer des opérations policières peu orthodoxes en leur donnant un vernis de légitimité grâce à des références culturelles », mais plus encore de placer chacune de « ces opérations sous une égide symbolique, exactement contraire à ce qu’elles font dans la réalité ». Consciente qu’un tel renversement ne peut laisser indifférent, Sophie Klimis achève son ouvrage par des réflexions sur l’usage des affects en politique. Un détour opportun par l’Antigone de Sophocle rappelle que le chœur chante l’orgè, traduit ici par élan vital, manifestant qu’il est des indignations porteuses de dynamiques instituantes, et souligne l’actualité de cette tragédie, contemporaine de la démocratie athénienne, qui dénonce l’hybris, la démesure que représente le fait de prétendre avoir raison tout seul. À l’opposé de ce monos phronien, expression rendue par « penser solipsiste », la sagesse antique « indique qu’il faut toujours penser à plusieurs, croiser les points de vue grâce à la délibération collective ». Un autre affect, imposé par le deuil, peut – notamment quand il est partagé collectivement ainsi que ce fut le cas lors de la marche blanche pour Mawda – mettre en évidence « la socialité constitutive du soi », comme l’affirme Judith Butler sur qui s’appuie ici Sophie Klimis. 

On mesure combien était vaine, sinon stupide, la crainte des amis français de l’autrice « que le cas présenté ne parle pas à un public français, parce qu’il a eu lieu en Belgique ». Il est clair en effet que « l’affaire Mawda a une valeur paradigmatique » et qu’elle interpelle quiconque n’a pas renoncé à défendre les valeurs démocratiques héritées de la Grèce ancienne et de l’Europe des Lumières et pour qui la lecture de Mawda v. Medusa sera l’occasion d’affirmer encore davantage sa détermination à en refuser la mise en cause actuelle.