Ses deux héros, Karim Kattan a choisi de les appeler Isaac et Gabriel, deux prénoms venus de son pays natal, la Palestine, terre sainte, brûlée par le soleil et la mémoire. L’un est brun, l’autre est blond, et L’Éden à l’aube est l’histoire de leur amour, foudroyant, mais curieusement distancié, perçu derrière des persiennes aux couleurs saturées. Lui-même, Karim Kattan, semble avoir disparu ; il n’est plus ni auteur ni narrateur, il a cédé la place à une autre voix, plus haute, plus éternelle, la voix du ciel, mais d’un ciel qui dit « je ». Écoutez, c’est étrange.
« Je vois Isaac par la lucarne. Il s’interrompt. Il vient de dire quelque chose qui le gêne. » Ou, plus loin dans le récit, avant le dénouement tragique : « J’ai le malheur de tout observer. Isaac et Gabriel pensent que le khamsin s’est arrêté, que l’écran de sable s’est levé, que les couleurs vont revenir au monde. » Le troisième roman de Karim Kattan commence, ou se lève, ainsi, avec le khamsin, un vent brûlant venu d’Égypte, qui nappe les pays voisins de sable. Nous sommes en février, peut-être en octobre, aujourd’hui, mais un aujourd’hui si étiré, si aérien, qu’il importe peu de savoir quelle année exactement. « Avant l’été », « Le début de l’été », « La fin de l’été » : le récit se déploiera suivant ce triptyque temporel, mais nous n’en saurons pas plus. Le temps a été dégondé, la ville de Birzeit a oublié de passer à l’heure d’été. Les premières pages du roman pourraient avoir été enlevées à un livre de J. G. Ballard, quand tout a été balayé par les vents, ou quand le monde semble prêt à renaître.
Le rythme, les répétitions, les images, les mots et leur enchaînement binaire, ternaire, quaternaire, la syntaxe qui parfois se dispense de verbe… tout dans la langue de Karim Kattan tend vers un lyrisme extrême, assumé, caressé jusqu’à la limite de ce qu’un écrivain peut tenter en 2024. L’écrivain ose, monte dans les aigus et se réapproprie les sentiments, les noms et les êtres qui peuplent les paraboles des textes sacrés, des mythes et des légendes. Oiseaux, anges, jinns, regrets, fleurs volettent au fil des pages. Le récit lui-même se prolonge et s’achève en vers libres, il mue, change de peau et se défait de la prose, des règles, de la vraisemblance. Karim Kattan semble avoir terrassé le réalisme, comme saint Georges a terrassé le dragon.
L’histoire, on l’a dit, est celle d’un amour fou, pur, à peine consommé, édénique. Souvent Gabriel et Isaac sont allongés et endormis, gonflés de désir, soustraits au jour et à l’action. Eux-mêmes aspirent à une forme d’absolu, d’ataraxie, ils ont des visions, des maux de tête ou d’extravagantes théories sur les couleurs qui font que les repères fondent et s’effacent. Leur biographie, ou leur être social, importe peu. L’auteur concède quelques éléments disséminés ici ou là sur leur enfance, sur la ville natale de chacun, sur leur occupation professionnelle, sur la tante de l’un d’eux, Fátima, chez qui ils se sont rencontrés. Il voudrait ne chanter que leur attraction, leurs corps, leur sève, la plénitude qui se vit à deux, « retrancher du réel » ces deux hommes jeunes et radieux. « Son visage sollicite l’amour », écrit-il à propos de la beauté si aimable de Gabriel.
Mais le retranchement complet est impossible, et Karim Kattan le sait. Sa prose est occupée comme la terre de Gabriel et Isaac est occupée. Même le ciel l’est : « Je suis bleu et clair comme sont les ciels des aubes et des bombardements ». Sous le texte de l’amour, ou dans les interstices de ce texte, surgissent des checkpoints, des murs, des tracasseries humiliantes, des décombres, des soldats et des religieux, des empreintes d’une colonisation qui, elle non plus, n’est pas datée. Non que le récit soit engagé au sens usuel. Il ne l’est pas, ou il l’est mais à rebours, à contrecœur, parce qu’il est impossible, inimaginable, ce serait irresponsable, de faire comme si, de s’abstraire entièrement de l’Histoire, de la cruauté des Hommes et de leur violence constitutive, absurde, si réelle.
L’engagement le plus sensible de l’écrivain, son humour grinçant, semble concentré, non pas sur les silhouettes de colons qui traversent les pages, ni même sur les tueurs qui voudraient mettre fin au récit, mais sur un étranger, Monsieur Wargrave, le seul à avoir un nom (et quel nom !) dans cette parabole. Monsieur Wargrave aime les garçons, il est britannique, consul, autrement dit « préposé aux Palestiniens ». Il a tout de l’affabilité du diplomate accompli, prompt à faire des « courbettes aux Israéliens » qu’il est néanmoins capable de tancer ; il est animé par un faible, sincère mais légèrement humiliant, pour les dominés, par un humanisme mou, une gentillesse stérile. « Quelque part à l’horizon, non loin, gît Gaza l’innommable, la chose retirée du monde, mais ça, ça, Monsieur Wargrave préfère ne pas y penser. »
« C’est comme ça », constate régulièrement le romancier-poète. Est-ce de la résignation ? Un aveu d’impuissance, de fatigue extrême ? La reconnaissance que le mal et la haine existent ? Le lyrisme a beau être caractéristique de l’écriture de Karim Kattan, l’écrivain le coupe en y introduisant ce type d’expressions ou de termes plats, pauvres ; ailleurs, il n’hésite pas à le brutaliser par les mots crus du sexe et de la possession. Ce double registre était déjà frappant dans son roman précédent, paru en 2021, Le palais des deux collines. Il l’est encore plus dans L’Éden à l’aube, un récit stylistiquement plus audacieux et plus accidenté ; l’écrivain-poète s’est laissé aller à expérimenter et joue sur la corde de la lyre jusqu’au moment où elle craque et perce les tympans. À chaque lecteur et chaque lectrice d’y trouver ses « points exquis », expression empruntée à Roland Barthes et citée par Karim Kattan peu avant qu’Isaac ne tombe sous le charme de Gabriel.