La danse des flamants roses : en Palestine, une utopie

La mer Morte s’est évaporée et le sel dévore la terre et les humains. Une pandémie aux allures apocalyptiques menace le monde et la civilisation humaine. Les personnes infectées ou susceptibles de l’être sont isolées ; se crée alors une nouvelle communauté aux marges du monde où les gens s’attendent à mourir mais, contre toute attente, survivent. C’est ce monde nouveau, une utopie au cœur d’une dystopie, et au cœur de la Palestine, que le roman de Yara El-Ghadban entreprend de raconter.

Yara El-Ghadban | La danse des flamants roses. Mémoire d’encrier, 272 p., 22 €

Que feraient les humains s’ils étaient confrontés à la fin du monde ? Sans doute est-ce la question que pose le poète palestinien Mahmoud Darwich, en filigrane de son recueil La terre nous est étroite lorsqu’il écrit : 

Où irons-nous après l’ultime frontière ? Où partent les oiseaux, après le dernier

Ciel ? Où s’endorment les plantes, après le dernier vent ? 

Avec La danse des flamants roses, Yara El-Ghadban signe son quatrième roman et pose, à sa manière, cette même question. La romancière est à l’écoute des inquiétudes du monde et déploie différentes temporalités pour interroger les catastrophes écologiques, montrer la colonisation et sa prédation systématique, et sonder ce qui reste de la civilisation humaine. Surgissent alors les éléments qui vont composer les pulsations de ce monde nouveau et de sa communauté de vivants.

Une parole pour hier et demain longe et délie le récit. À partir de voix singulières comme celle d’Aleph, l’enfant du sel ou celle d’Ankabout, araignée compagnon et talisman, Yara El-Ghadban tisse une histoire touchante, dense et complexe, celle d’une communauté, animée par la puissance du vivre. Aleph, « [p]remier enfant né dans la vallée après l’évaporation de la mer Morte. Premier enfant du sel. Premier enfant flamant », nous le rappelle dès les premières pages :

Nous savions seulement que nous étions vivants.

Une cinquantaine dans la vallée.

Oubliés.

Alors on a oublié le monde à notre tour.

Ses guerres ses haines ses peurs sa laideur.

On a oublié le monde ses cartes ses routes ses frontières.

On a substitué la vie à la mort.

L’amour à la haine.

Les éléments les choses se sont donné la main.

Le vent à la terre. 

L’écho aux mots.

La danse à la langue. 

 

Yara El-Ghadban, La danse des flamants roses
Cristaux de sel (Mer morte, 2019) © CC-BY-2.0/Ralf Steinberger/Flickr

La naissance de ce monde apparaît alors comme une seconde chance pour jouer son humanité et Ankabout l’araignée en sera l’écho et la vibration puisqu’elle va, en tissant sa toile, envelopper les vivants et le temps. Ce temps du vivre se déploie dans l’archéologie même du roman qui est constitué de mouvements, plutôt que de chapitres, et donne sa cadence au récit : « le temps de la vallée » va creuser un chemin pour « le temps de ceux qui s’aiment », « le temps qui ne s’oublie pas » va mettre à l’épreuve « le temps qui s’écoule », « le temps de la révolte » pourrait puiser sa force dans « le temps de la ville ». 

Mais aussi, le temps, s’il passe, n’oublie pas. C’est ce qu’Ankabout rappelle :

Écho j’entends moi

Ankabout le bruit

le son cours écho

Cours humain cours

loin des noms

parmi nous cours de

Moi la vie de

Moi la mort de

Moi le vrai de

Moi le mensonge de

Moi le passé

l’avenir

le présent de

Moi je tisse

tisse

tisse 

 

Alors que le roman navigue sur les eaux de la réalité, de l’utopie, de l’imaginaire, de la mémoire et de l’espérance, il ancre aussi ses marques dans la Palestine d’hier et d’aujourd’hui. À cet effet, deux cartes géographiques s’enchâssent dans le récit et permettent de situer la narration et les personnages. Mais aussi et surtout, ces cartes proposent au lecteur de décentrer le regard et de refuser l’oubli. Cette invitation prend également la forme d’un hommage, celui que la romancière rend à l’écrivain et enseignant Refaat Alareer [1], assassiné le 7 décembre 2023 à Gaza. Yara El-Ghadban rappelle, dans ce qui constitue les premiers mots du livre : « Son poème If I must die, hymne à l’humanité, résonne dans le monde entier. S’il doit mourir, écrit-il, nous devons vivre, pour raconter son histoire, fabriquer un cerf-volant, répandre l’espoir. / Ce roman est un cerf-volant. »

Finalement, La danse des flamants roses nous montre la force de la littérature lorsqu’elle arrive à dire conjointement la fin d’un monde et la naissance d’un autre. Par sa forme et son ambition, ce roman d’anticipation tout à fait singulier constitue un espace à la fois inquiétant et lumineux, où le vivant devient l’origine et l’horizon, la force vive et la matière du monde se faisant. 


[1] Il y a dix ans, Refaat Alareer publiait Gaza Writes Back. Short Stories from Young Writers in Gaza, Palestine, Just World Books, 2014.


Rym Khene est docteure en littérature comparée et photographe.

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