L’épreuve de la mémoire

Comment écrire la mémoire d’un peuple qui a subi la spoliation de sa terre, les déplacements forcés et les rêves de retour sans lendemain ? Que peut le roman, à la fois comme récit et structure, face à la souffrance palestinienne incarnée depuis des mois par l’actualité douloureuse de Gaza ? Les éditions Cambourakis ont eu l’heureuse idée de republier Etoiles sur Jéricho, le troisième roman de Liana Badr, l’une des voix les plus remarquables du champ littéraire et culturel palestinien.

Liana Badr | Étoiles sur Jéricho. Trad. de l’arabe par Anne-Marie Luginbuhl. Cambourakis, 232 p., 11 €

Romancière, journaliste, nouvelliste, poète et réalisatrice palestinienne, Liana Badr est née à Jérusalem et a grandi à Jéricho. Après des études de philosophie et de psychologie au Liban, elle a travaillé comme journaliste culturelle. Ayant vécu en Jordanie, en Syrie et en Tunisie avant de s’installer à Ramallah en Cisjordanie en 1994, elle a notamment dirigé le département du cinéma du ministère de la Culture palestinien. Elle a réalisé de nombreux films documentaires salués par la critique et coordonné plusieurs festivals et initiatives dédiés au cinéma. Son œuvre, qui comprend également de la littérature jeunesse, a été traduite en plusieurs langues. Son recueil de nouvelles Un seul ciel (L’Harmattan, 2020) a été traduit par Malika Berak.

Publié en 1993, Étoiles sur Jéricho était d’abord paru en français en 2001 dans une brillante traduction par Anne-Marie Luginbuhl à L’Esprit des Péninsules). Roman aux accents autobiographiques sur l’exil forcé et la mémoire fragmentée, le livre est largement dédié aux expériences des femmes palestiniennes. Les titres des dix chapitres du roman annoncent en filigrane le besoin de reconstituer une matérialité précieuse et éclatée : « Bois jasmin », « Turquoise », « Or blanc », « Cristal », « Rubis », « Perle blanche », etc. Rejetant toute forme de linéarité, la narration se fait par petites touches successives au gré des déplacements spatiotemporels et des réminiscences qui réorientent constamment le récit. Cette narration libre et déstructurée reflète le destin des Palestiniens déchirés entre l’évocation douloureuse de leur terre et leur retour impossible, forcés de se remémorer un passé omniprésent mais insaisissable. 

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Une narration libre et déstructurée reflète le destin des Palestiniens déchirés entre l’évocation douloureuse de leur terre et leur retour impossible, forcés de se remémorer un passé omniprésent mais insaisissable. 

Dans un texte aux allures de mosaïque d’images et de souvenirs juxtaposés, la narratrice reconstruit sa trajectoire personnelle rythmée par les départs précipités et les traces des expériences vécues à l’intérieur et en dehors de la Palestine. Toujours prête à repartir, elle évite de défaire ses bagages « pour ne pas être prise au dépourvu comme l’ont été la plupart des Palestiniens en 1948, 1956, 1967, 1970, 1982 ». Le roman se lit d’abord comme une traversée décousue de l’histoire de la Palestine. Lors de la guerre des Six Jours de 1967, par exemple, Jéricho (comme d’autres villes de la Cisjordanie) passe sous contrôle israélien : « Une nouvelle ère s’ouvrait pour Jéricho, l’ère du calvaire. Nous sommes devenus vents, comme avant la Genèse ». Elle se souvient des cortèges des réfugiés, des tracts lancés par les avions, des mensonges relayés par la radio, de l’incompréhension face à la défaite humiliante des troupes arabes : « Est-ce possible ? Est-ce vrai ? Peut-on voir une nation anéantie en un clin d’œil, comme au théâtre ? » 

Comme ailleurs dans le récit, la description des ravages de la guerre résonne avec l’actualité atroce de Gaza, comme quand la narratrice se remémore les routes ensanglantées, les voitures avec les passagers carbonisés au napalm et les « lambeaux humains calcinés ». La restitution de la guerre est l’occasion aussi de souligner l’écart qui se creuse entre les Palestiniens et l’Occident : « En plein vingtième siècle, les hommes faisaient la conquête de la lune, tandis que nous, nous étions dépossédés de notre terre ».

L’une des forces du roman est précisément la manière dont l’écrivaine se remémore les événements historiques comme des tournants décisifs de la mémoire individuelle et collective : « À partir de 1967, la saveur de l’attente s’est gâtée, comme un vin trop vieux. De ce bonheur d’antan, il ne me reste que le souvenir. Douceur enfouie, brûlure profonde avivée par l’exil qui transforme la mémoire en glace ». D’autres épisodes historiques traversent le roman, notamment la répression sanglante des fédayins palestiniens en Jordanie en 1971, l’expulsion de l’OLP du Liban et le massacre de Sabra et Chatila en 1982, mais aussi toute une série d’assassinats de responsables et d’activistes palestiniens.  

Liana Badr, Étoiles sur Jéricho
Liana Badr © Ahmad Dari

Mais les vraies héroïnes du roman sont indéniablement les femmes palestiniennes, une constellation de personnages hauts en couleur qui accompagnent la narratrice dans ses périples, façonnent son éducation et nourrissent son imaginaire : Aïda, l’amie retrouvée avec qui elle partage une mère de substitution ; Ghazala, l’incarnation de l’amour malheureux et de la femme insaisissable, « tour à tour jeune, vieille, rebelle ou soumise » ; Oum Fadhel, la tante maternelle adepte des séances de magie et des superstitions ; Marmara, figure tragique de la résilience palestinienne auprès de laquelle la narratrice recouvre « foi en la beauté de la nature ». 

Le récit se pare d’une dimension tragique que reflète une succession d’expériences douloureuses évoquées par la narratrice : la maladie de sa mère, une institutrice qui lutte « contre l’arriération qui écrasait son peuple » ; l’incarcération de son père, médecin, astrologue et candidat aux élections, qui garde de ses années de prison « le sentiment d’avoir vécu lui aussi un exil sans fin » ; la violence infligée à Abu Samir, artiste et calligraphe privé de son statut de résident à Jérusalem, ou à Hussein, travailleur exilé au Koweït, « prisonnier des sables trente-cinq années entières » pendant lesquelles il subit la déshumanisation des immigrés palestiniens. D’autres personnages secondaires (un chauffeur manchot, une vieille Arménienne, un amour de jeunesse, un prêtre, des marginaux au bord de la folie et même un chat nommé Rimbaud !) viennent compléter cette mosaïque palestinienne qui se remplit au rythme des naissances et des décès, des mariages et des exils, des croyances populaires et des formes de résistance aux traditions patriarcales. 

Au fil des déplacements et des réminiscences, le roman s’emploie à sonder « l’art du mouvement perpétuel » des Palestiniens, cette errance sans fin, inscrite jusque dans la chair : « Chacun de nos départs vers une destination nouvelle a formé sur nos corps, en couches successives, écorce sur écorce, une peau chaque fois plus épaisse ». La narratrice, comme tous les Palestiniens déplacés, est « lasse du jeu des ressemblances imposé par l’exil » et aspire « à retrouver le lieu originel, à le redécouvrir tel qu’il était ». Mais tout au long du récit, la nostalgie ne cesse de grandir et l’absence étouffe le quotidien : « Nous chérissons un pays que nous ne voyons pas, nous aimons des gens sans pouvoir être à leurs côtés, nous nous languissons dans l’espoir d’une vie singulière qui jamais ne fleurira ». 

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Loin de Jéricho, la ville qui « console les Palestiniens de la perte de Jaffa », l’exil de la narratrice s’apparente à une perte irrémédiable, à « un amas d’instants escamotés, de problèmes insolubles ». Par moments, la tension qui entoure la perte de la terre palestinienne se trouve concentrée dans un objet symbolique : un morceau de verre sorti de la mer du Liban, une mandarine provenant du verger du grand-père, un miroir dans une vieille demeure arabe, un étui à cigarettes en or, etc. Autant d’objets qui fonctionnent comme des débris de mémoire, des miroirs fêlés qui reflètent la profondeur de la blessure palestinienne. 

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Les Palestiniens, nous rappelle Liana Badr, sont condamnés à inventer d’autres temporalités, à se forger en permanence de nouveaux repères pour continuer à nourrir leur résilience.

Par-delà l’exil et sa douleur qui résonne dans la litanie des camps de réfugiés palestiniens (Okbat Jaber et Aïn Assultan en Cisjordanie, Jebel Hussein en Jordanie, Yarmouk en Syrie…), le roman de Liana Badr tisse une véritable poétique du lieu, souvent indissociable de la matière linguistique. Ainsi, « Ariha », le terme arabe pour Jéricho, est proche du mot « parfum » : « Sais-tu pourquoi ce nom de Jéricho ? Seuls le savent ceux qui se sont laissé griser par les senteurs de citron et d’orange, jusqu’à en ressentir un mal étrange, proche de l’ivresse ». Du Caire à Beyrouth, en passant par Jérusalem et Amman, la narratrice ne cesse de sonder les espaces, interrogeant et renouvelant sa quête depuis les terres d’exil, comme ici sur une plage près de Carthage en Tunisie : « Au milieu de ces milliers d’étoiles échouées sur la plage, réussirai-je à dénicher Jéricho ? Finirai-je par la trouver à force de scruter ces formes minuscules venues de la nuit des temps ? »

Tout au long du roman, la traversée sinueuse des espaces se double d’une lutte acharnée contre le temps qui pèse sur les destins des personnages : « J’aurais voulu étrangler le temps, l’étouffer, pour qu’il lui accorde un ou deux instants de vie », dit la narratrice quand elle apprend la mort d’une amie. Ailleurs, elle tente de prédire l’avenir en « scrutant les lignes d’un cahier, les silhouettes chimériques réfléchies dans une goutte d’huile ». Les Palestiniens, nous rappelle Liana Badr, sont condamnés à inventer d’autres temporalités, à se forger en permanence de nouveaux repères pour continuer à nourrir leur résilience.

Dans le roman, deux ressorts majeurs contribuent à ce processus : le foisonnement des expériences sensorielles et le recours récurrent au rêve et au surnaturel. D’une part, la narratrice s’emploie à restituer les formes, les saveurs et les arômes associés au passé. Quand elle se remémore un repas chez sa grand-mère, c’est « le goût âcre du miel mêlé à la douceur de l’ananas, et c’est toute la saveur de la plaine du Jourdain qui [lui] revient en mémoire ». Quand elle quitte Jéricho en 1967, elle emporte avec elle deux morceaux de ce savon de Naplouse qui a « la forme carrée et rassurante de la maison, la texture et la densité de la vie quotidienne ». La mémoire palestinienne est avant tout une mémoire sensorielle, garante de la transmission et de la continuité des expériences : « On découvrira un jour que nos gènes renferment l’arôme du souvenir de nos ancêtres ».

Liana Badr, Étoiles sur Jéricho
Jericho © CC-BY-SA-2.0/FLASHPACKER/Flickr

D’autre part, le registre onirique et surnaturel permet de contourner les blocages du réel. Contes populaires, formules magiques, visions spectrales et songes impossibles font constamment irruption dans le récit, interrogeant et mesurant l’écart avec la réalité vécue. Pour penser l’expérience du retour, la narratrice en vient même à considérer « la migration des âmes » ou la possibilité d’une réincarnation virtuelle : « Métamorphosée en fruit, ou en vague, peu importe, je retournerai un jour dans mon pays, pour un instant. Ou bien, dans des siècles à venir, je me réincarnerai ». 

Comme souvent dans la poésie et le roman palestiniens, c’est l’écriture qui constitue l’ultime exutoire, « une patrie d’accueil » où convergent la réalité et l’imaginaire. En évoquant ses premiers écrits (le premier roman de Liana Badr paraît en 1979) mais aussi la passion de son père pour la poésie, la narratrice trouve dans l’écriture l’aboutissement des expériences qui jalonnent sa trajectoire et façonnent son identité. Sans surprise, le récit regorge de références culturelles, notamment aux cinémas égyptien et américain, à la poésie palestinienne et à la littérature arabe classique. 

Annoncées dès le titre du roman, les étoiles reflètent d’abord la condition des déplacés palestiniens, sans cesse poussés aux marges de l’existence : « Nous, les exilés, ne sommes-nous pas refoulés aux limites de l’univers, loin de son centre ? Sommes-nous pareils à ces étoiles qui vont s’écraser aux confins de la galaxie ? » Mais les étoiles incarnent aussi cette position ambivalente entre le besoin de lumière et le risque d’inertie, entre l’éternité céleste et l’ancrage terrestre, entre le savoir rationnel du père et l’horizon onirique de la narratrice : « Je rêvais que je pourchassais une étoile en forme de ballon hérissé d’épines. Je courais pour l’attraper, jouant avec elle comme avec un frelon ». 

Dans ce roman poignant et exigeant, Liana Badr éclaire le destin tragique des Palestiniens à partir de cette oscillation sans fin entre la terre dérobée ou ravagée par la guerre et le ciel où s’élève la mémoire des déplacés et des disparus. Une manière de reconstituer cette mosaïque palestinienne du souvenir dont les fragments incarnent, aujourd’hui encore, l’épreuve de tout un peuple.

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