Eileen Blair : roman à thèses contre biographie

Quelle place Eileen O’Shaughnessy, sa première épouse (1936-1945), a-t-elle eue dans la vie d’Eric Blair, alias George Orwell ? Quelle part a-t-elle prise à la fabrique de son œuvre ? De quel prix a-t-elle payé les choix qui furent les siens ? Dans son excellente biographie, Eileen. The Making of George Orwell (Unbound, 2020), l’Américaine Sylvia Topp avait affronté ces questions avec finesse. L’écrivaine australienne Anna Funder y revient avec un roman à thèses, écrit pour l’ère #MeToo.

Anna Funder | L’invisible Madame Orwell. Trad. de l’anglais (Australie) par Carine Chichereau. Héloïse d’Ormesson, 492 p., 23 €

Commençons par le commencement. Je parlerai ici d’Eileen Blair et non de Madame Orwell comme la rebaptise le titre du livre. C’est toujours ainsi qu’elle s’est fait appeler et qu’elle signait (parfois, elle utilisait un demi pseudonyme : Emily Blair). Jamais elle ne s’est fait appeler « Mrs Orwell », et elle a toujours appelé son mari Eric, et non George. C’est un acte très violent contre elle que de la renommer ainsi comme le fait Anna Funder, contre son gré, et de l’assigner à un personnage type : la femme d’écrivain.

La première thèse du livre est qu’Eileen Blair aurait été doublement « invisibilisée » : par Orwell d’abord, puis par les sept biographes de celui-ci, tous mâles et traités par l’autrice comme un groupe indifférencié. S’agissant d’Orwell, un argument longuement développé par Anna Funder est qu’il aurait effacé sa présence en Espagne à ses côtés entre février et juin 1937. La romancière serait même parvenue à lire Hommage à la Catalogne par deux fois, raconte-t-elle, sans s’apercevoir de son existence ! On reste pantois. Orwell, en effet, y raconte avec précision comment sa femme lui a sauvé la vie en l’aidant à échapper aux griffes de la police communiste. Dans le livre, l’expression « ma femme » revient trente-sept fois. Mais, objecte Anna Funder, il ne la nomme pas par son prénom et ne décrit pas ses activités de secrétaire au service du contingent de l’Independant Labour Party (auquel lui-même appartenait).

Soyons sérieux : Hommage à la Catalogne n’est pas une autobiographie, mais un témoignage sur ce que son auteur a vu et appris pendant les six mois qu’il a passés dans une Espagne en pleine guerre civile. Il n’avait aucune raison de diriger le projecteur sur les activités d’Eileen. D’ailleurs, s’il avait tenté de le faire, il lui aurait fallu les talents d’un John le Carré : l’hôtel Continental, où Eileen Blair vivait à Barcelone, était un nid d’espions du KGB et, on le sait aujourd’hui, trois d’entre eux tournaient autour d’elle. En outre, il est peu vraisemblable qu’Eileen Blair – qui était venue en Espagne pour être aux côtés de son mari et qui, même si ses convictions ne font aucun doute, n’a jamais été, ni avant ni après, une militante politique – ait souhaité, une fois revenue à Londres, être projetée sur le devant de la scène comme une activiste « trotskiste ».

S’agissant des biographes masculins, l’accusation d’avoir invisibilisé Eileen Blair ne paraît guère fondée. Tous parlent d’elle. Tous ont, sur elle et son mari, des mots assez voisins de ceux de Sylvia Topp, qui les décrit comme « un couple quasi inséparable, avec un but dans la vie qu’ils construisaient ensemble par à-coups. […] Ils avaient des querelles bruyantes et publiques car ils étaient têtus l’un et l’autre, et ils avaient des idées bien arrêtées ; mais ils semblaient toujours capables de se réconcilier ». Si Eileen Blair est restée, jusqu’à la biographie de Topp, « une sorte de trou noir au cœur des études orwelliennes » comme l’admet D. J. Taylor (l’un des sept biographes critiqués par Anna Funder), c’est avant tout faute de documents : de rarissimes photos, une poignée de lettres. Et si les témoignages d’amies et d’amis sont assez nombreux, ils sont souvent contradictoires. Toutes et tous le disent : Eileen Blair était une personnalité riche et attachante, mais complexe et insaisissable. Ses humeurs changeaient en permanence. En outre, elle et Eric Blair ont toujours été extrêmement avares de confidences sur leur vie intime. Et quand ils parlaient d’eux-mêmes, c’était de préférence sur le mode de l’autodérision – un trait qui les rapprochait –, au point qu’il arrivait souvent, même à ceux qui les connaissaient bien, de se demander s’ils étaient sérieux ou s’ils blaguaient.

"L'Invisible Madame Orwell", de Anna Funder
Eileen au Maroc – photographie sans doute prise par George, dont on voit l’ombre sur le mur © Archives Orwell

Jugeant, à la lecture de la trentaine de lettres qu’on a retrouvées d’elles, qu’Eileen Blair avait « un instinct de romancière », Anna Funder en tire l’idée (c’est sa seconde thèse) qu’elle avait toutes les capacités imaginatives d’une écrivaine, mais qu’elle les a sacrifiées à Orwell, puisque dès leur mariage elle a accepté d’être auprès de lui la secrétaire qui retape, corrige et met au propre ses articles et ses livres. Rien, toutefois, ne vient corroborer cette hypothèse.

Eileen Blair termine ses études de lettres à Oxford en 1927. Comme elle n’a pas obtenu le premier degré, toute carrière universitaire lui est fermée. Que fait-elle ? Après divers essais (enseignement, secrétariat, assistance auprès d’une vieille dame riche), elle crée une toute petite entreprise de dactylographie, puis elle reprend des études universitaires du côté, cette fois, de la psychologie scientifique (avec tests et statistiques). Parallèlement, elle joue le rôle de secrétaire éditoriale auprès du grand homme de sa vie, son frère Eric, un médecin hospitalier qui fait une très belle carrière et devient un pneumologue de renom.

La littérature dans tout cela ? Rien. Sinon, en 1934, un poème écrit pour le cinquantième anniversaire de son lycée. Comme il s’intitule « 1984 » et qu’il a manifestement été écrit en réaction à la lecture du Meilleur des mondes de Huxley, paru deux ans plus tôt, on a beaucoup spéculé sur le lien qu’il pourrait avoir avec le titre du célèbre roman d’Orwell, qui paraîtra en 1949. Anna Funder reprend cette hypothèse. Mais rien ne prouve qu’Orwell connaissait ce poème (les chercheurs ne l’ont retrouvé qu’en 2001). Et, surtout, le manuscrit d’Orwell montre qu’après avoir abandonné son idée de titre initiale « Le dernier homme en Europe », il a essayé « 1980 », puis « 1982 » avant de se décider pour 1984.

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Bref, pendant les huit années qui séparent sa sortie d’Oxford (1927) de sa rencontre avec Orwell (1935), Eileen Blair n’a jamais essayé d’être écrivaine. Ce n’est donc pas Orwell qui l’a empêchée d’être la romancière ou la poétesse qu’elle aurait, selon Funder, pu et dû devenir : simplement, être écrivaine n’a jamais été son projet.

La troisième thèse défendue dans le livre est qu’Eileen Blair aurait constamment donné à Orwell son point de vue sur ce qu’il écrivait, proposé des corrections et des idées nouvelles, et pris ainsi une part non négligeable à la fabrication de l’œuvre. L’hypothèse n’est pas neuve et elle a sa part de vérité. Pour La ferme des animaux, elle est bien attestée par divers témoignages. Orwell l’a lui-même reconnu après sa mort : « C’est terriblement dommage qu’Eileen n’ait pas vécu assez longtemps pour voir La Ferme des animaux publié. Elle aimait particulièrement ce livre et elle m’a même aidé à le bâtir [1]. » Mais pour le reste de l’œuvre, on ne dispose d’aucun manuscrit ni d’aucun brouillon qui témoignerait de sa participation ; on en est réduit à des conjectures. Il est fort vraisemblable que, comme le pense Sylvia Topp, sa vivacité d’esprit, son humour et son enjouement, son sens de l’observation et ses capacités d’empathie aient constamment stimulé et nourri la créativité d’Orwell. Mais rien n’autorise à aller au-delà. Vouloir faire d’Eileen Blair une quasi-coautrice, comme Anna Funder le suggère, est une hypothèse gratuite.

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Ce n’est donc pas Orwell qui l’a empêchée d’être la romancière ou la poétesse qu’elle aurait, selon Funder, pu et dû devenir : simplement, être écrivaine n’a jamais été son projet.

Mais cette idée est indispensable à l’autrice pour faire admettre sa quatrième et dernière thèse, celle qui commande en réalité tout son livre : Eileen O’Shaughnessy n’aurait jamais dû épouser Eric Blair. Elle a eu tort et l’a payé très cher. Elle s’est niée elle-même, anéantissant la promesse d’une œuvre. Anna Funder écrit : « Épouser Orwell pour vivre dans ce cottage [une ferme-épicerie sans confort à 40 km de Londres où ils s’installent en juin 1936] signifiait abandonner ses études et son indépendance professionnelle, intellectuelle et financière. Quel manque de confiance en soi ou de masochisme pouvait se cacher derrière pareille décision ? […] Eileen a mis Orwell en lieu et place de ses ambitions détruites. Mais une fois qu’il a été installé, il est devenu impossible de le quitter. Son œuvre à lui est devenue son objectif à elle. Orwell et son écriture occupaient désormais l’espace où naguère se trouvaient Eileen et son œuvre ».

Pour le montrer, Funder a besoin d’imaginer ce qui s’est réellement passé dans la tête et le cœur d’Eileen, depuis le jour de son mariage jusqu’à celui de sa mort sur une table d’opération. Il lui faut donc écrire un roman qui lui permettra d’accéder à une vérité que ne saurait atteindre – estime-t-elle – une biographie classique comme celle de Sylvia Topp, si intelligente et si complète soit-elle. Mais comment écrire ce « roman vrai » ?

D’abord en prenant pour base six lettres d’Eileen à une certaine Norah, une amie de l’époque de ses études. Récemment découvertes, elles viendraient, selon Anna Funder, changer notre regard sur Eileen Blair. À nouveau, elle exagère. Ces lettres sont bien connues ; elles ont été publiées en 2006 (et traduites en français par Bernard Hoepffner dans George Orwell, Une vie en lettres, Agone, 2014). Et si elles témoignent de la vivacité d’esprit d’Eileen et de son humour au second degré (souvent même codé – elles sont deux vieilles copines qui se sont un peu perdues de vue et qui parlent de se revoir sans jamais y arriver), les informations qu’on peut en tirer sont assez limitées et Sylvia Topp les a déjà exploitées.

Mais pour prouver qu’Eileen Blair a fait le mauvais choix, Anna Funder fait un sort à chaque phrase et ses interprétations frisent parfois le ridicule. Ainsi quand son personnage, feignant de s’excuser d’un silence de six mois après son mariage, écrit à son amie « Je me suis dit que je gagnerais du temps et que j’écrirais une seule lettre à tout le monde quand nous aurions abouti au meurtre ou à la séparation », la romancière ne veut surtout pas entendre la drôlerie de cette phrase et s’empresse d’en conclure qu’elle a réellement vécu un enfer. Évidemment, entre la toiture qui fuit, le poêle qui ne chauffe pas et les hémorragies pulmonaires à répétition d’un Orwell qui dès le lendemain de la noce s’est attablé à sa machine à écrire pour terminer son court texte sur la Birmanie, Comment j’ai tué un éléphant, la vie n’a pas été facile. Mais les témoignages abondent : Eileen et Eric n’ont jamais paru plus heureux, et ils conserveront toujours une certaine nostalgie de ces mois-là.

Quand jouer avec ces maigres documents ne suffit pas, la romancière entreprend d’imaginer des monologues intérieurs d’Eileen Blair et des conversations entre elle et son époux. Mais le plus souvent, ces pages sonnent faux. Ainsi, quand elle invente une discussion entre eux autour d’un essai fameux d’Orwell sur Dalí, L’immunité artistique, où il traite des relations entre la valeur des œuvres d’art et les comportements moraux plus ou moins acceptables de leurs créateurs, on s’aperçoit vite qu’Anna Funder en personne est dans le trou du souffleur. Les mots qu’elle met dans la bouche d’Eileen Blair ne sont pas ceux qu’elle a peut-être dits ou même qu’elle aurait pu dire. Ce sont ceux qu’elle aurait dû dire si elle était restée la véritable « Eileen », celle qui aurait suivi les conseils d’Anna Funder et refusé de vivre « dans le sillage d’Orwell ». Mais il y a ici une erreur sur la personne, doublée d’un anachronisme : Eileen Blair n’a jamais été une féministe, et elle ne vivait pas à l’époque de #MeToo.

La clé de cette double méprise est donnée par le livre lui-même. De la première à la dernière page, la romancière s’y met en scène. Si elle l’a écrit, nous raconte-t-elle, c’est parce qu’elle traversait une crise de la cinquantaine. Écartelée entre sa brillante carrière de romancière internationalement reconnue et sa vie conjugale, ses soucis de mère de famille, etc., elle a retrouvé de l’énergie en se focalisant sur l’histoire et la personnalité d’« Eileen » affrontant l’ordre patriarcal incarné par Orwell. Dans un chapelet de petits chapitres qui s’égrènent au fil du livre, elle évoque sa propre situation et ses états d’âme. Mais comme elle reste en surface et évasive (on comprend parfaitement qu’elle protège son intimité), ces pages n’ont pour le lecteur aucun intérêt, sinon de lui faire comprendre que derrière Eileen il y a une Anna qui pense et qui parle.

"L'Invisible Madame Orwell", de Anna Funder
Eileen au front. Orwell est le cinquième en partant de la droite, derrière elle © Archives Orwell

Seulement voilà : Eileen Blair vivait dans un autre monde que celui d’Anna Funder, et elle était d’une autre étoffe. Elle aspirait davantage à la sainteté qu’à l’émancipation. « Dès l’adolescence, raconte sa biographe Sylvia Topp, elle avait été intriguée par les missionnaires et par les saints, et par leurs choix de vie. Elle n’était tentée ni par le confort ni par les plaisirs communs. Elle admirait les valeurs d’abnégation, le rejet des désirs matériels, et le dévouement aux causes morales. » Là-dessus, elle s’accordait avec Orwell. Ainsi, pendant toutes ces années, l’un et l’autre ont constamment minimisé la gravité de leurs problèmes de santé qui se rappelaient pourtant constamment à eux. Elle-même avait de graves problèmes gynécologiques, au moins depuis 1938 et vraisemblablement plus tôt : kystes ovariens, endométriose, saignements, anémie ; elle est morte lors d’une tentative un peu désespérée de l’opérer d’un cancer de l’utérus, trop tardivement pris en charge.

Sylvia Topp poursuit : « Elle était une rebelle, mais elle n’était pas une vraie féministe. Elle partageait avec Orwell une conception plus traditionnelle du mariage. » Mais ils ne voulaient surtout pas devenir un couple conventionnel et installé. « Orwell était l’homme le plus stimulant, original et passionnant qu’elle avait jamais rencontré. […] Ils étaient tous les deux des esprits libres et ils avaient le goût du risque. » Quand elle rencontre Eric Blair en mars 1935, Eileen O’Shaughnessy se dit qu’elle va pouvoir mener avec lui une vie beaucoup plus intense, singulière, aventureuse et créative que celle qui avait été la sienne jusque-là. Elle veut ce risque et cette originalité. Elle est partante pour le projet un peu fou de la vie dans le cottage, à Wallington. Elle aussi, elle veut quitter Londres et vivre avec les poules et les chèvres. Sans doute n’a-t-elle pas mesuré à l’époque le prix qu’il lui faudrait payer. Mais ce fut son choix. Rien ne l’y contraignait. Elle ne l’a jamais renié.

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Des femmes aussi peuvent « invisibiliser » d’autres femmes, et avec les meilleures raisons du monde.

Neuf ans plus tard, en mars 1945, quelques jours avant sa mort, elle a même réitéré ce choix. Dans une très longue lettre à son mari (une des seules qui nous sont restées et qui est bouleversante [2]), elle lui écrit qu’il faut absolument qu’il arrête de faire du journalisme pour se consacrer entièrement à son grand livre (1984, dont Orwell a déjà l’idée), qu’elle ne supporte plus Londres où elle étouffe, et on comprend qu’elle est partante pour le nouveau projet fou d’Orwell : Barnhill, la ferme totalement isolée face à la mer sur une île d’Écosse, qui implique évidemment qu’elle quitte son travail. Ils partiraient y vivre ensemble avec leur fils adoptif, âgé d’un an à peine.

Qu’Anna Funder ne se reconnaisse pas dans cette « Eileen », et que, pour mener son propre combat contre le patriarcat qui pèse sur les écrivaines, elle préfère imaginer une femme moderne et féministe que sa rencontre avec Orwell et le modèle social du mariage auraient étouffée et brisée, c’est son droit de romancière. Mais elle s’est construit là une Eileen de fiction et son livre vient s’interposer entre l’Eileen réelle et nous. Des femmes aussi peuvent « invisibiliser » d’autres femmes, et avec les meilleures raisons du monde.

Si l’on veut essayer de comprendre qui était Eileen Blair, le souci d’exactitude, l’esprit de finesse et l’empathie dont témoigne la biographie de Sylvia Topp valent bien mieux. Les amies et amis d’Eileen Blair et d’Orwell ne peuvent que souhaiter sa traduction en français. Et que les lectrices et les lecteurs soient sans crainte : sur les nombreuses infidélités d’Orwell, sur la brutalité inacceptable dont il a été capable envers des femmes en diverses circonstances, sur sa dureté envers son épouse et son indifférence même parfois, Sylvia Topp ne fait aucune concession.


[1] Orwell, Complete Works, XVIII, p. 115.

[2] Lettre du 21 mars 1945, à lire dans George Orwell, Une vie en lettres, p. 328-341.