L’embarrassant M. Parfit

Comme tous les philosophes de l’éthique depuis Nietzsche, Derek Parfit (1942-2017), a concentré toute son énergie à montrer, voire démontrer, que l’on pouvait « savoir si l’on n’est pas dupe de la morale », selon la célèbre formule d’ouverture de Totalité et infini d’Emmanuel Levinas : il voulait rendre pensable une convergence entre objectivité des jugements moraux, juste attitude à l’égard de nous-mêmes et souci des générations futures. L’occasion de nous intéresser à ce penseur singulier d’Oxford nous est offerte par la traduction d’un livre paru il y a quarante ans, Reasons and Persons, et depuis considéré comme un grand classique de la philosophie morale de langue anglaise.

Derek Parfit | Les raisons et les personnes. Trad. de l’anglais par Yann Schmitt. Agone, 905 p., 39 €

Livre singulier, autant que son auteur. Né en Chine durant la Seconde Guerre mondiale, de parents missionnaires qui abandonnent ensuite la foi, Derek Parfit est élevé en Angleterre, avant de partir étudier la philosophie aux États-Unis, puis de revenir en Angleterre, à Oxford, après son élection en 1967 comme fellow à All Souls College. Si le parcours de vie ne traduit pas une biographie particulièrement trépidante, c’est l’œuvre qui, elle, témoigne d’une étonnante singularité, notamment par la grande originalité des expériences pensées qui, incontestablement, viennent d’un esprit artiste, sensible à la poésie et à la littérature, ses toutes premières orientations.

Les raisons et les personnes, salué à sa sortie en 1984, par des autorités comme Bernard Williams, discuté, entre autres, par Charles Taylor et Paul Ricœur, est un ouvrage-paradoxe. Paradoxal dans les circonstances mêmes de sa production : la nécessité académique de conserver son poste à All Souls force Derek Parfit, la quarantaine déjà dépassée, à quitter une certaine posture nonchalante, certes pourvoyeuse d’articles, mais sans « grand » livre (c’était le temps, disparu depuis, où « un livre » comptait davantage qu’« un article »). Et notre auteur de s’engager dans une course contre la montre face aux délais fixés par l’ultimatum de la direction du collège. Les conditions optimales pour l’écriture d’un « grand » livre n’étaient apparemment pas réunies, et pourtant ! L’ombre portée de ce paradoxe de naissance en couvre un autre touchant davantage au fond du projet. L’ouvrage, qui circule entre « éthique » (« quels résultats sont bons ou mauvais, quels actes sont corrects ou non ») et méta-éthique (il se demande « quelle est la signification du langage moral, quelle est la nature du raisonnement moral, si la morale peut être objective, si elle peut élaborer des propositions vraies »), plonge sans attendre le lecteur in medias res, après une introduction en forme de pied de nez, en démontrant son impossibilité, puisqu’elle [l’introduction] ne pourrait être autre chose qu’un autre livre, semble faire le choix d’une exposition éclair (le temps presse, le dépôt du manuscrit doit intervenir à temps), laquelle pendra, malgré tout, pas loin de 900 pages à se déployer. 

Pressé par l’occasion, le philosophe en profite pour offrir un panorama de l’état de sa pensée, qui ne sera, malgré les rééditions de Reasons and Persons, amplifié que longtemps après, entre 2011 et 2017, par la publication des trois volumes de On What Matters, considérés comme son maître ouvrage. Dans un article de 2015, « Retour de la raison » (disponible en ligne), justement consacré à ce dernier opus, Pascal Engel résumait ainsi le projet de Parfit : « [Il] nous avait laissés il y a trente ans, sur son formidable Reasons and Persons dans lequel il défendait la conception « impersonnelle » de l’identité des personnes et où il proposait une série d’arguments époustouflants sur l’agrégation des valeurs et une conception utilitariste de l’éthique et des générations futures dans la tradition de Mill, de Edgeworth et de Sidgwick », et s’étonnait que « à [sa] connaissance, ce livre ne fît jamais, au pays de Daniel Halévy, l’objet du moindre compte rendu, même s’il a figuré dans certaines discussions en philosophie de l’esprit et en théorie économique ». Sur ce second point, il semble que les pages les plus commentées ont été celles concernant l’identité personnelle et celles consacrées au rapport éthique aux générations futures, mais il est vrai que, mis à part le débat inscrit dans Soi-même comme un autre (Seuil, 1990) de Ricœur à la cinquième étude sur « L’identité personnelle et l’identité narrative », la réflexion de Parfit n’a pas mobilisé en France les énergies disputantes : on peut malgré tout signaler un numéro de la Revue de métaphysique et de morale de 2019 dirigé par Laurent Jaffro et Christophe Salvat, lequel, infatigable diffuseur et commentateur de la pensée de l’oxonien, avait publié un article en 2015 dans la revue Œconomia, sans oublier le numéro 43 de la revue en ligne Klesis de 2019 dirigé par Yann Schmitt, le traducteur et promoteur du livre qui nous intéresse. 

Derek Parfit, Les raisons et les personnes
Derek Parfit (Harvard, 2015) © CC BY-SA 4.0/Anna Riedl/WikiCommons

L’ambition de Parfit vise à fonder une « éthique non religieuse », dont la possibilité, selon lui, ne se fait jour sérieusement que depuis les années 1960. Conséquence de « l’horizon dégagé » après la mort de Dieu, de la « mer ouverte » comme jamais, l’éthique (non religieuse) n’en est qu’à son commencement, « la croyance en Dieu ou en de nombreux dieux [ayant empêché] le libre développement du raisonnement moral ». Cette croyance s’estompant, phénomène relativement récent, il est raisonnable de penser que les progrès de la morale permettent l’accès de l’humanité à « une communauté mondiale entièrement juste ». Cette interprétation de l’événement de la mort de Dieu, somme toute divergente de celle de Nietzsche, aux yeux de qui un Parfit serait « encore pieux », repose sur la conviction que la morale peut « se structurer correctement », selon l’expression de Yann Schmitt dans son avant-propos, qu’il est possible de parvenir à des connaissances vraies, à des raisonnements corrects débouchant sur des propriétés normatives, recueillant un assentiment universel. 

Pour ce faire, il faut s’entendre préalablement sur la nature du sujet moral, ce que la tradition philosophique occidentale nomme la personne. Parfit s’inscrit ici dans la tradition lockéenne, dite de la « continuité psychologique », c’est-à-dire du lien entre mémoire et identité du sujet, sans qu’il soit besoin d’ajouter un « fait supplémentaire », comme l’âme ou un ego cartésien. Mais le fellow de All Souls la modifie en introduisant la notion de « connexité psychologique ». C’est la relation de forte proximité entre deux états psychologiques qui constitue plutôt l’identité du sujet. Cette détermination de la personne (indéterminée) est décisive pour améliorer d’un point de vue théorique la tradition utilitariste des choix rationnels et sortir des questions soulevées par la doctrine égoïstique du self interest. Et là n’est pas le moindre paradoxe du livre qui, voulant « remettre en question le dogme de l’égoïsme rationnel », comme l’écrit Christophe Salvat, ce qui nécessite la détermination précise du sujet moral, ne commence toutefois pas par cette élucidation, mais, sinon par la réfutation, du moins par la démonstration du caractère autodestructeur de la théorie « classique » du self interest.

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Pour opérer, celles-ci ont besoin de s’appuyer sur la question résolue de l’identité personnelle, résolution qui permet de répondre à la question : qu’est-ce qui m’importe ? (troisième partie du livre) et d’envisager celle du temps (deuxième partie). Cette dernière question reviendra surtout dans la quatrième partie de l’ouvrage à travers le problème des conséquences de nos choix sur les générations futures. Ce qui semble nous donner comme chemin parcouru : on ne peut modifier, sinon réfuter, l’utilitarisme classique que si la démonstration a été faite au préalable que le self ne possède pas assez de poids, de détermination pour constituer l’interest en raison justifiable d’agir et qu’il est plus fondé d’adopter un point de vue impersonnel sur nous-mêmes et nos principes d’action pour défendre leur universalisation/optimisation possible. Loin de Simone Weil et de son idée de l’impersonnalité, tirée de la perfection platonicienne, la personne en nous étant ce qui échappe à cette perfection, Parfit considère que sa critique de l’utilitarisme classique et son insistance sur l’impersonnalité nous libèrent de nous-mêmes, de notre recherche obsessionnelle de la survie et nous permettent une véritable bienfaisance, quasi bouddhiste, pour nos contemporains et ceux qui nous suivront.

Le lecteur éloigné de l’œuvre de Parfit et, surtout, n’ayant pas eu accès aux derniers développements de sa pensée ne peut qu’en rester à la périphérie. Au-delà des objections formulées par Ricœur, notamment celle de l’oubli du corps-propre (l’auteur de Soi-même comme un autre substitue au identity is not what matters de Parfit, un « la possession [totale du sujet par lui-même] n’est pas ce qui importe »), des remarques de Taylor sur le « moi ponctuel et neutre » de Parfit, deux choses frappent le béotien : un ancrage dans une conception de la morale comme morale de la prescription, homologue d’une conception semblable de la religion (encore un écart avec la mort du « Dieu moral » de Nietzsche), liée à une imagination théorique dans l’élaboration des fameux puzzling cases (les cas embarrassants, on recommande en particulier la lecture des pages 397-398 évoquant un « chirurgien cruel »…) qui, dans le but de déboucher sur l’indécidabilité de l’identité de la personne, souvent tombe dans l’aporie. Un exemple : le cas de la télé-transportation de ma copie (copie intégrale, cerveau, corps, et même la coupure au rasoir faite le matin) sur Mars et que je peux voir, avec laquelle je peux communiquer : mais pour dire quoi ? La copie répète-t-elle ce que je dis ? Répond-elle, au sens fort, d’elle-même et devant moi ? S’agit-il de la situation platonicienne, définissant la pensée et non la personnalité, du dialogue avec soi-même (Parfit écrit : « parler à ma réplique est presque comme la communication avec moi-même ») dans un dédoublement fictif ? 

Fascinant et embarrassant Parfit, dont les descriptions impersonnelles font penser à celles, dépersonnalisantes, de Robbe-Grillet dans La jalousie, et dont il ne reste plus qu’à souhaiter que le public français puisse disposer bientôt d’une traduction de On What Matters, ouvrage qui a modifié la pensée de 1984, en particulier dans ses pages les plus discutées.lien