Lorsqu’il a publié Paris, musée du XXIe siècle. Le Xe arrondissement, en 2007 (Gallimard), rien ne laissait présager que Thomas Clerc allait renouveler, dix-sept ans plus tard, son projet d’inventaire urbain (lire l’entretien). Il a fallu pour cela que l’écrivain déménage un peu plus au nord et qu’un confinement le pousse à s’approprier par la marche son nouveau quartier, dans le XVIIIe. Le récit de la ville qu’il tire de ses déambulations produit une émotion esthétique parmi les plus rares en littérature – et même un événement en cette rentrée littéraire. À quoi tient l’intense jubilation qu’il nous fait éprouver ?
Objet total, ce livre semble déployer un espace qui n’existerait pas sans lui, car tout ce qu’on y lira découle d’un dispositif qui lui est propre. L’hyper-formaliste qu’est Thomas Clerc tient une ligne esthétique qu’il a déployée depuis longtemps dans d’autres livres, hors du projet « Musée ». Exploration de l’espace quotidien (Intérieur, Gallimard, 2013), écriture auto-référentielle et commentatrice (Poeasy), promenade mentale (Cave)… ce nouveau livre bat en brèche en même temps qu’il mêle tout ce que l’écrivain a écrit ces dix dernières années. Le Xe et le XVIIIe arrondissements lui permettent d’écrire le dedans et le dehors à la fois.
Repartons de l’objet, cet épais pavé blanc dont les dimensions et le poids ont de quoi intriguer – ou, c’est selon, rebuter. À première vue, le texte dense nous offrira peu de respirations. Il propose toutefois ses propres étapes : quatre sections de taille inégale, correspondant aux quatre quartiers composant le XVIIIe arrondissement. On ira du plus proche, La Chapelle, quartier du narrateur, à la Goutte-d’Or, puis à Clignancourt, enfin aux Grandes Carrières – qui n’ont pas la renommée des précédents. À l’intérieur, un premier mouvement oriente le chaos des choses vues et entendues, des sensations, des souvenirs qu’elles génèrent. Il va de l’extérieur, du dehors, vers un narrateur plus ou moins passif. Vis-à-vis de la rue et de ce qui s’y passe, le promeneur semble suivre avant tout une règle de disponibilité et de bienveillance. Car le monde, ça nous arrive dessus.
Bien que très documenté, ce collectionneur est bien peu enquêteur, puisqu’il ne cherche rien. En revanche, il trouve, il récolte beaucoup en laissant la rue déterminer sa quête (en cela, en dépit de ses aspects formalistes c’est un texte sincèrement réaliste). Balisée par un moment – le jour ou la nuit, la semaine ou le weekend –, la promenade devient expérimentation : « voyons ce qui va se passer » semble être une règle de conduite. Contrairement à des explorateurs qui s’efforceraient de faire entrer le monde dans la grille de leur méthode, lui se met à la disposition de son propre dispositif, ouvrant son livre à tous les vents du réel.
Bien vite, une autre carte se superpose alors à la carte administrative. Elle est dessinée par les déplacements, eux-mêmes orientés par la forme historique des rues et, plus encore, par le mouvement vital qui les anime. On pourrait résumer les choses ainsi : un homme sort de chez lui vivre une aventure narrative et descriptive, non de ce qui lui arrive – si sa personnalité compte pour beaucoup, son moi importe peu –, mais de ce qui survient devant lui, autour de lui.
En décrivant la place Saint-Sulpice, Perec se donnait comme consigne de décrire ce qui se passe « quand il ne se passe rien ». La question est différente ici, car chaque phrase conduit à se demander ce qui va se passer sur le chemin de ce narrateur tour à tour érudit, potache, dandy, naïf, fantasque, provocateur, toujours curieux et généreux. Qu’elle soit construite (les immeubles, y compris les « AFS » pour « à faire sauter »), vivante (les situations banales ou plus exceptionnelles, les rencontres impromptues, les altercations) ou inscrite (les enseignes, les graffitis, les affiches), la réalité urbaine dont il devient l’hyper-témoin interrompt sans cesse son trajet, mais pour le relancer, comme à l’infini.
Si Thomas Clerc, méticuleux jusqu’à l’obsession, feint une description totale (y compris en promettant régulièrement d’explorer d’autres arrondissements dans des livres à venir), c’est pour mieux exprimer un fantasme d’exhaustivité que tout projet littéraire serait bien en peine de satisfaire. Sa description de la ville procède d’une sélection, d’un choix, d’un goût : des immeubles ou des rues qui lui plaisent ou pas, mais aussi de tout ce qui appelle du langage, tout ce qui attend une narration pour exister. C’est du grand art d’en restituer, d’une manière aussi énergique, la simultanéité et la profusion. Toute cette effervescence ne contredit pas une autre émotion, qui traverse le livre par moments. Pudique, elle est liée à l’installation, en 1939, des grands-parents de l’auteur rue Ramey et aux souvenirs d’enfance, toute une matière autobiographique ingérée pudiquement, humblement, par la description.
Mais Thomas Clerc ne se contente pas de recréer littérairement le XVIIIe arrondissement. Son livre génère un temps propre à sa lecture, en inventant un dispositif textuel qui représente à la fois la discontinuité et la continuité de la déambulation : un système de « bornes » subjectives, donnant autant leur structure souterraine que leur rythme interne, leur dramaturgie à la ville comme au livre lui-même. Ces haltes, ces arrêts, ces zooms délimitent le deuxième mouvement qui nous emporte : du narrateur vers le dehors.
C’est par cet effet de scansion que, là encore, le texte parvient à produire une lecture systématiquement coupée, et qui pourtant avance, semblable au mouvement de notre piéton. Cela relèverait-il du prodige ? Le refrain, sur un principe de carrousel, procure un autre plaisir que celui de la seule exploration urbaine. La plus modeste réalité devient haletante, intense. Dès lors, en raison même de ses effets de répétition, la description n’ennuie jamais. Répertoriés en fin de volume (en elle-même, la liste devient poème), ces quatre-vingt-dix-neuf jalons la commentent et l’organisent, tout en disant une manière singulière et jouissive de voir, de sentir, de dire la ville, et même d’y intervenir. Car tout ne vient pas du dehors : le monde, ça se provoque.
Se faufiler parmi un groupe de touristes, faire tomber des trottinettes en cascade, échanger une pièce contre un autographe avec chaque sans-abri, etc. : en inventant jeux, blagues, travestissements et autres pirouettes dans un monde de plus en plus sérieux, puis en racontant tout au long du livre ces brèves « performances » (intégrées aux « bornes »), Thomas Clerc génère certains des micro-événements qui tissent le récit. Les figures anciennes du flâneur, du collectionneur et du chiffonnier, qui collent à la peau de Paris, avaient bien besoin d’un tel renouveau, sous l’égide de la clownerie, de la chanson, du numéro de cabaret. Grâce à ces happenings fantaisistes, même l’héritage des arpentages à la Perec et des hasards objectifs surréalistes gagne en légèreté.
Toutes ces interventions ne sont pas là que pour amuser le chaland, et que le projet du livre ait débuté à un moment de grand quadrillage urbain (le confinement) n’a rien de fortuit : elles instaurent un autre rapport à un réel de plus en plus ordonné, cadenassé, celui de la grande métropole mondialisée, exposée au commerce touristique ou à la production de pittoresque. Refuser l’ordre dans lequel les choses sont organisées, c’est d’abord porter attention au plus dérisoire, au plus modeste, à l’insignifiant. L’ordinaire de ce quartier populaire, l’un des derniers de Paris… sans pour autant le muséifier à son tour dans des discours. L’hétéroclite, le bizarre, l’étonnant, tout ce qui fait la vivacité du lieu résiste aux discours, aux manières de s’y tenir.
Sous ses apparences ironiques jouant avec Walter Benjamin, le projet du « Musée » se révèle politique, mais pas forcément là où on l’attendrait. S’il ne manque pas de déplorer le chemin pris par une métropole homogénéisée et dédiée au commerce de masse, c’est dans le rapport que le narrateur instaure avec autrui que le livre promeut un autre type de relation, qu’il s’agisse des « gens de Paris » ou de son lecteur. Jamais au-dessus des personnes et des choses, à la juste hauteur pour les voir, même quand il se veut anti-moderne, son empathie, puisant dans les forces du second degré et de l’autodérision, est communicative. On se met soudain à voir autrement, comme lui, à marcher dans son regard : la performance devient performative. Contrairement aux autres, le Musée du XXIe siècle n’enferme pas le monde : il l’ouvre. Parce qu’il documente le présent, il va à l’encontre du rétrécissement de nos expériences : il les augmente. Rien que pour cela, on pourrait désormais, en marchant dans le XVIIIe, faire à l’égard de ce narrateur ce qu’il appelle un « geste votif ». Car une jubilation du monde est née. Ne serait-ce pas le degré suprême de la joie ?