« Tout voir en nouveauté » : entretien avec Thomas Clerc

Le nouveau livre de Thomas Clerc, virtuose, touffu, passionnant, déborde les genres et les cadres de la littérature habituelle (lire notre article). Son « documentaire subjectif » dans le XVIIIe arrondissement de Paris nous emporte dans un flux descriptif enthousiasmant qui englobe le réel et sa personnalité dans un élan de lecture extrêmement rare. Avec une grande ambition et un humour inimitable, il prend le risque d’inventer des formes, des modalités d’écriture, des façons d’agir dans le livre. Il nous parle de ce projet ambitieux et nous entraîne dans ses innombrables ramifications.

Thomas Clerc | Paris, musée du XXIᵉ siècle. Le dix-huitième arrondissement. Minuit, 624 p., 25 €

Au début de votre livre, vous confessez aimer « le côté louche des choses ». 

J’aime regarder autrement, surtout. Je suis en effet frappé par le caractère trop propre des villes contemporaines, qui s’homogénéisent à toute allure et de façon irréversible. Mon livre se veut donc une contre-offensive face à cette ressemblance déprimante de toutes les villes du monde entre elles. Il essaie de lutter contre la standardisation de Paris, la logique plate du libéralisme et l’invasion technologique qui détruit toute une manière et tout un art de vivre. Il y a plein de moments dans le livre, que j’appelle des « bornes », des arrêts dans le texte, qui visent à produire une autre image de la ville.

Mais c’est un peu plus que ça. 

Les bornes permettent, échappant au mode déploratif, de créer des éléments positifs pour le texte. Tout mon livre est une apologie de la rematérialisation menacée par l’abstraction des échanges organisée par le monde moderne. Je me livre à la marche, activité la plus simple, la plus humaine, de même que la littérature est le plus simple de tous les arts. Et comme je ne sais pas « faire » les choses, que je suis disons dysfonctionnel, cela me convient bien. La marche, je le répète, est probablement la plus humaine des activités, à côté du langage. 

Café où a eu lieu l’entretien, rue Joseph Dijon (Paris, XVIIIe arrondissement) © Hugo Pradelle

On retrouve surtout là une figure poétique, l’errance, la déambulations, la flânerie… 

Oui, je reprends la figure du narrateur-flâneur qui déambule dans la ville avec méthode, une rue après l’autre. Le flâneur pourrait sembler une figure démodée pour parler de la ville, et on pourrait penser qu’elle s’effacera devant la technologie. Je ne le crois pas du tout. Peut-être incarne-t-elle au contraire la résistance dont je parle, qui consiste à payer de sa personne. Le déplacement physique permet de changer sans cesse de point de vue, de modifier la perception et donc le « discours » que je tiens. Tout est très changeant dans le livre. Il obéit aux variations de la perception et de la ville qui se transforme sans cesse. Il y a une variabilité des perceptions à laquelle je tiens beaucoup et qui donne son rythme au texte. Je n’adopte pas de point de vue figé sur la ville et c’est pourquoi je me suis installé dans ce quartier (La Chapelle), qui a quelque chose d’exaltant parce qu’il n’est pas « fini », à la différence des autres quartiers de Paris. Ici, je ne suis pas dans une ville achevée, comme on dit d’un tableau ou d’un poème qu’il est fini. Cette partie du 18résiste à la finition, avec ses innombrables trouées dans l’espace, notamment grâce aux voies ferrées. C’est ce que j’appelle « une beauté trouée ». 

Et le livre a plein de trous, on le lit de plein de manières différentes.

Il est conçu ainsi. Je dirais qu’il marche comme ça, dans tous les sens, comme une boule à facettes qui produit de multiples irisations. Il y a ainsi toutes sortes d’entrées possibles – sociologiques, subjectives, autobiographiques, politiques, historiques, sensorielles… Mon fantasme de la totalisation n’est pas bien loin ; le texte essaie de faire tenir le tout ensemble. 

Et il s’emploie à raconter tout en même temps.

C’est là le défi. Paris, musée… essaie de prendre en charge toutes les faces de la rue existentielle – tout ce qu’on sent, tout ce qu’on pense, tout ce qu’on saisit du monde. Il faut bien faire quelque chose de toutes les informations qui nous assaillent et dont l’esprit, le corps, se débrouillent comme ils peuvent. Par exemple, ici, on est dans un café, il y a une musique arabe qui m’entre dans l’oreille, ce n’est pas désagréable, il y a aussi des bruits de moteurs, des gens qui passent, des voix, des jeux de lumières, enfin tout un ensemble de choses que l’on peut décomposer et recomposer. Le livre doit faire percevoir, comprendre, cette « multidirectionnalité » de la description, du réel. C’est un livre aussi, tout simplement, sur ce qui (m’) arrive dans la rue. Il est difficile de ne pas être noyé dans les informations, de ne pas s’égarer dans l’hyper-réel, comme dirait Baudrillard. Il faut donc tenir le récit, le restreindre, parce que cela pourrait être infini. On pourrait ajouter tout le temps, enrichir, inventer autre chose, tirer un fil nouveau, sans fin. Et ce qui le fait tenir, j’espère, c’est l’écriture, la composition, le choix stylistique et rythmique global.

Jusqu’à procéder d’un épuisement ?

Il y a un double mouvement. On y prospecte, on y avance, on y marche, c’est une découverte permanente des choses. Tous les sens sont convoqués par cette déambulation additive, absorbant une infinité d’informations, que le livre synthétise, compile, combine. Il y a une volonté, une tentation d’épuiser les « messages » qu’envoie la ville. Mais il faut les limiter, les restreindre, les concentrer. Et l’enjeu de l’écriture consiste à canaliser la perméabilité que j’éprouve vis-à-vis du réel. À trouver une forme, un lieu d’écriture, pour fabriquer quelque chose à partir de la porosité du réel, de son envoûtante multiplicité. Voilà le travail épuisant et frustrant auquel il me faut me colleter. Alors j’ai trouvé ce système de bornes qui rythme le texte, le structure, crée des repères, comme des stations qui reviennent, se répondent, et permet au lecteur de circuler dans le récit. 

Il y a ainsi un flux d’information ponctué de fixités. 

Oui, un peu comme une autoroute, avec des aires où l’on peut s’arrêter. On est dedans, mais on peut, de temps à autre, s’arrêter, comme un repos dans un flux. Je pense en disant ça à Duras qui dit que l’écriture c’est l’autoroute de la parole. N’est-ce pas sublime ? Et les bornes servent à ça, ainsi que les performances – « Chien », « J’aide mon prochain »… – qui reviennent pour structurer le livre, qui serait sinon trop liquide, trop insaisissable. 

Ces performances ne peuvent-elles se voir comme des rituels mais aussi une prise de risque ? Et, chose très rare dans la littérature, en faisant ça, celui qui écrit ne s’engage-t-il pas physiquement dans ce qu’il écrit ?

Cet aspect est pour moi essentiel. Car c’est ainsi que je veux écrire, que j’ai pensé ce livre et la forme de son engagement. Il me parait essentiel de sortir de l’écrit pur, il faut donc passer par la performance, activité réelle, concrète, qui s’éprouve in situ. Ensuite, il faut réintégrer l’expérience au récit, la narrativiser, la réécrire. C’est ce « transfert » du pas à la plume qui fait que l’écrivain ne se cantonne pas à être juste une cervelle. Sinon, on se coupe de l’expérience et on échoue. 

Cave : les souterrains de Thomas Clerc
Thomas Clerc (juin 2021) © Jean-Luc Bertini

En fait, l’écriture transforme le réel en texte. Et elle le montre. C’est pour ça qu’on ne s’ennuie pas. 

Tout d’abord, les performances rythment le texte, y introduisent des repères. On y progresse donc à la façon d’une composition rythmique en suivant le tracé de l’événement que constituent ces performances. En effet, je ne voulais pas juste regarder la ville. Certes, j’ai un côté voyeur, visuel, et le regard est un sens de la prédation, mais je voulais convoquer tous les sens, investir le corps entier dans le récit, dans l’écriture même. C’est pour ça que ce n’est pas un livre sur le 18e, mais un livre dans le 18e. C’est très différent. Le livre relate cette expérience « immersive » et essaie d’inscrire une trace dans le monde, dans le réel. 

Mais c’est, pour reprendre vos mots, « un montage », un « découpage » ou un « reportage » ? 

Je ne suis pas sûr de le savoir moi-même. Ma perception est incertaine, changeante, disparate peut-être. Je définirais le 18e comme un documentaire subjectif, un documentaire à la première personne. Un reportage, rue par rue, méthodique. Je m’intéresse à la surprise qui va surgir, et j’aime interrompre la stricte description que je m’étais proposée. Par ailleurs, je tiens, dans l’écriture, à demeurer à la lisière des choses. Certes, le texte ouvre un espace de relations, d’associations, qui existe aussi, j’espère, pour le lecteur puisqu’il brasse énormément de matière, de pensée, qui lui donne une épaisseur qui infusera d’ailleurs, peut-être, après coup. Le livre regorge de moments qui pourraient ouvrir à des multitudes de récits qui n’adviennent pas mais qui potentiellement y sont comme déposés (les interactions humaines, par exemple). Je n’approfondis pas, je laisse en suspens le flux du récit. 

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Mais il faut constituer le texte. 

La rue m’offre des choses que j’exploite ou non, me documentant ou non, parfois avec beaucoup de soin, d’autres fois je marche juste à l’intuition. Chaque lieu, chaque moment, chacun de mes états, a un caractère unique. Je prends des notes dans la rue pour conserver une idée, une situation, une sensation, mais l’important, c’est de rester près de l’événement, de ne pas avoir une trop grande distance quand on écrit. Conserver la fraicheur de la déambulation est essentiel : faire une rue, puis rentrer vite pour l’écrire, c’est la méthode que j’ai découverte au cours de l’écriture du livre. Cette continuité est très importante, pour ne pas oublier, ne pas confondre les lieux, ne pas biaiser. J’ai mis du temps à comprendre comment faire, j’ai d’ailleurs perdu beaucoup de choses dans mon relevé – impardonnable ! Le livre s’est écrit dans une durée assez longue, trois années. C’est comme développer une photographie avec du matériel d’autrefois. J’ai parfois frisé le découragement tellement la tâche me semblait énorme. Et c’est la méthode – les bornes, les bandes-sons, les performances prévues ou improvisées… – et l’organisation du temps et des déambulations qui, fabriquant une limite, m’ont aidé. Après, je monte, je colle, je découpe, bref je choisis. J’ai opté dans le18e pour un principe géographique – pour le 10e c’était alphabétique – pour composer le livre. 

Pour donner un cadre ? 

La rue est une structure, un cadre, mais une structure avec laquelle on peut jouer. Tantôt comme un tableau, tantôt comme un théâtre. On trouve à la fois un fort investissement visuel et perceptif dans mon texte et une série d’interactions, d’aventures minuscules qui s’y déroulent naturellement ou que je provoque artificiellement. Le livre repose sur une tension contradictoire entre les éléments visuel et dramatique, entre ce qui existe et ce que je fais advenir au gré des rues. 

Il y a toujours la recherche profonde d’une forme. 

Oui. Contrairement aux apparences, je prends les choses, en l’occurrence la description du 18e, au sérieux. Certes, il y a une dimension de jeu, de théâtralité, d’humour, de légèreté, dans le personnage que je fabrique (le piéton polymorphe), mais je m’engage complètement, il faut aller vraiment au bout du livre. J’aime la fantaisie sérieuse, si l’on peut dire, c’est-à-dire que je rends ludiques des choses sérieuses et inversement. La littérature pense d’une certaine manière, dans des formes, des énoncés, des attitudes qui lui sont propres. Pour moi, la littérature est d’abord une forme. Je produis une description ambulatoire, dans laquelle je suis pleinement investi et qui crée un rythme d’écriture. Et c’est ainsi que s’élabore une forme vive, qui admet l’accident. Le réel, l’écrivain, le lecteur, sont traversés par ce rythme-forme qui répond à une nécessité. On est, j’espère, loin de l’artifice ou de la pose. Je « borne » mon texte pour contenir la profusion qui nous assaille lorsqu’on fait l’expérience de la marche urbaine. Le livre fonctionne donc à la manière d’un long et lent travelling. 

Et ce n’est pas juste raconter des histoires. 

Je ne suis pas du tout contre le fait de raconter des histoires. Simplement, je ne m’inscris pas dans la forme dominante du roman qui m’intéresse peu aujourd’hui. J’essaie de saisir une multitude de micro-événements qui ne font récit que dans une combinatoire. Il me faut dramatiser ces micro-récits. Baudelaire dit que l’enfant voit tout en nouveauté. Je ne crois pas atteindre ce degré de poésie, mais j’essaie de dramatiser les choses les plus infimes. Cela consiste, par exemple, à narrativiser lentement un fait, ou à rendre visibles, circonscrire temporairement, les choses invisibles, leur donner une forme théâtrale ou descriptive ou anecdotique. C’est raconter autrement les choses qui ne font pas d’évidence histoire. 

Paris, XVIIIe arrondissement © Hugo Pradelle

Et pourtant on est emporté dans le livre. 

J’ai voulu créer un emportement du lecteur à l’image même de celui dans lequel je me trouvais. La description ambulatoire revient à faire éprouver dans la lecture la multiplicité de toutes les opérations que nous faisons tous quand on marche dans la rue et qu’on saisit notre environnement. On partage une énergie, on essaie de saisir le plus possible de toutes ces informations, et d’entraîner le lecteur avec soi, au plus près. On suit toutes les associations, tout ce qui s’ajoute sans cesse à ce qu’on voit, ce qu’on sent, ce qu’on pense. Et j’espère qu’on lit ça comme un flux, en se laissant emporter par le texte. 

La description se fait dans l’épaisseur, pas à la surface simplement. 

Je tiens à rester à la crête de ce qui se passe. Mais il y a une densité, une épaisseur derrière, constituée de toutes les choses que l’on sait, de tout ce qu’évoquent une rue, un lieu, des liens avec notre histoire singulière, la mémoire de tout le monde et la sienne propre. Il y a selon moi une intrication permanente entre l’individuel et le collectif, l’individuel et le politique. 

Le livre en fait quelque chose de fort, de lucide. 

Cela vient aussi du fait que le 18e est un quartier-monde. il y a les Noirs, les Arabes, il y a la guerre d’Algérie, la colonisation, la présence juive qui est assez discrète mais qui existe, il y a 150 nationalités à Marx Dormoy, il y a la Commune… Je voulais absolument intégrer cette réalité au livre, en faire un pivot du récit, des préoccupations du texte. Mais pas de manière frontale ou univoque, mais continument, par dissémination, comme un tableau pointilliste… 

Cela se retrouve d’ailleurs dans une écriture connexe. 

L’écriture propose des liens permanents entre soi et le monde, entre la subjectivité de ce qu’on pense ou ce qu’on sait et tout ce qui arrive au détour de la marche. Et l’écriture et la forme que j’invente les prennent en charge. 

De là à dire que vous inventez un formalisme du soi… 

C’est une belle formule ! Mais un soi qui est toujours poreux à tous les autres, au monde. Ce n’est pas « moi, moi, moi ». Même si j’admets un côté narcissique qu’on me renvoie souvent, mais qui se fond de manière impersonnelle dans le grand Tout. Et ce n’est pas contradictoire. On trouve une forme pour se dire avec le monde, on ne se coupe pas des autres, on se relie toujours. À commencer par la littérature, qui pour moi « informe » le réel et permet ainsi de le partager. Passant par des objets culturalisés (et qu’y a-t-il de plus culturel qu’une rue de Paris 18e ?), on n’est jamais seul. On écrit avec tous les livres qu’on aime, tous ceux qu’on a écrits aussi. La littérature, les écrivains qui sont vivants pour moi (même les morts) nous aident concrètement à comprendre ce qui nous arrive, à vivre tout simplement. Parler de soi en étant pénétré par les autres me semble « naturel » et le livre partage ces liens permanents qui nous fondent. Mon livre procède de cette porosité, qui me rend heureux parce que je ne suis pas seul dans la grande ville aux fantômes. Vous savez, je suis un homme réactif. 

Finalement, c’est très politique cette manière de penser un monde connecté, relié, complexe, à partir de soi-même. 

Cet enjeu est nettement plus visible dans ce livre que dans mes précédents textes. Tout simplement parce que le territoire que je décris m’y oblige. Tout part d’une succession de réalités dont il faut faire quelque chose. Je me confronte à un réel compliqué et hétérogène, mythologique et social. Et sans aucune idéologie préalable, évidemment. Tout simplement parce que je suis très sensible aux situations concrètes de l’existence des gens. Et quand j’agis, au gré des performances, je propose une intrusion, un dévoiement qui a aussi une dimension politique. Celle de l’intervention artistique, agit-prop (qui a une longue histoire). Raconter l’espace urbain, l’espace social, en décrire les nuances, leur donner une forme narrative, c’est tenter de faire exister le monde des autres, celui dont nous sommes faits.