Un rassemblement à la mode ?

Les livres du sociologue Félicien Faury et du philosophe Michel Feher nous invitent à de nouvelles réflexions face aux succès électoraux de l’extrême droite française, qui n’a rien de conjoncturel. Que d’aucuns considèrent tout simplement comme normaux. Et que les analyses quantitatives sur la base des résultats électoraux, quoique indispensables, ne saisissent pas de manière satisfaisante.

Félicien Faury | Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite. Seuil, 230 p., 21,50 €
Michel Feher | Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement national. La Découverte, 260 p., 16 €

L’ampleur du succès du Rassemblement national aux dernières élections inquiète : en une vingtaine d’années, son audience électorale a triplé et certaines de ses idées sont devenues des évidences pour des partis politiques respectables et dans la société française, notamment à propos de l’immigration et de la sécurité. Il est de bon ton dorénavant de voir des immigrés comme étant à l’origine des attentats terroristes et de lutter « contre l’immigration sauvage » (mot d’ordre du Front national en 1973). Un nouveau contexte, qui a favorisé une « normalisation de l’extrême droite » que des médias distinguent dorénavant d’une hypothétique « ultra-droite ». À l’inverse, les réactions dites républicaines sont de moins en moins puissantes : il suffit de comparer celles qui suivirent, malgré un réflexe républicain, les dernières élections législatives aux millions de manifestants dans toute la France au lendemain de la première percée (17 %) de Jean-Marie Le Pen, le 21 avril 2002. 

La solide recherche du sociologue Félicien Faury se distingue par sa méthode. C’est une enquête de terrain. Immergé pendant quinze mois dans le Sud-Est de la France, l’auteur a mené de longs entretiens-conversations, recueilli « une parole ordinaire » d’électeurs et d’électrices du RN, et tenté « d’explorer par le bas » les logiques de normalisation dans l’électorat. C’est une enquête qualitative qui vise à comprendre « les préférences structurées collectivement et par affinités, et donc tributaires des milieux et contextes sociaux où s’effectue l’acte électoral ». 

Le résultat est impressionnant. Faury met en évidence la manière dont les situations économiques et sociales personnelles sont vécues comme incertaines, indépendamment de la pauvreté et du chômage (généralement évoqués comme principales causes par les observateurs) dans une région qui se porte mieux que beaucoup d’autres. À quoi s’ajoutent les conflits d’usage de « son » territoire ou lieu de vie, les « vécus heurtés » des services publics déficients (surtout l’école, la santé, le logement) qui alimentent une protestation quotidienne partagée dans toute la société, quelles que soient les classes sociales. C’est toujours à cause des « autres » que rien ne fonctionne. « L’autre », c’est-à-dire l’étranger, l’immigré ou le touriste, ou encore les gros propriétaires qui exploitent les beautés du paysage pour louer très cher des résidences (Airbnb) et qui se désintéressent de la vie locale.

Félicien Faury , Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite Michel Feher, Producteurs et parasites
Meeting du Front national (2012)(Détail) © CC-BY-2.0/Blandine Le Cain/Flickr

Ainsi, la xénophobie n’est pas vécue ni partagée comme une exception, une expression marginale de la société. Bien au contraire, nous explique Faury. Elle serait la traduction d’un comportement normal, une norme mise à mal par ces groupes étrangers ou hostiles, par leur idéologie, leur religion ou leurs pratiques collectives. « En ne rétribuant plus leur mérite de la norme – travailler, payer ses impôts, suivre les règles –, écrit-il, la classe politique au pouvoir paraît en incapacité de faire justice à ces ‘’Français moyens’’ ». En ce sens, le vote RN, vote conservateur, est vécu comme un vote d’intégration, une manière de se dire Français, de faire partie du groupe majoritaire qui grogne. Faury le montre à travers de nombreux exemples.

On se limitera ici au cas de l’islamophobie. Elle est centrale. En y consacrant une bonne partie de l’ouvrage, l’auteur commence par discuter le terme en soulignant ses paradoxes. Est-ce une question religieuse ? En fait, tous ses témoignages montrent, à des degrés divers, que la stigmatisation du musulman ou de la musulmane est l’œuvre tant de croyants (catholiques ou non) que d’athées ou d’agnostiques convaincus. Laïcs ou non. Cet attachement ou cette aversion à une religion exprime des goûts et dégoûts, et « permet de nommer une appartenance, une différence et une hostilité ». S’agit-il de dénoncer la domination patriarcale de la femme obligée de porter un voile ? Pas vraiment, ces dénonciateurs ne se gênent pas dans leur attitude vis-à-vis de « leurs » femmes. Il s’agit plutôt d’une « racialisation du sexisme » qui place « les femmes musulmanes – parce que femmes, et parce que musulmanes – dans des situations inextricables éprouvées dans leurs vies ordinaires ». 

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En ce sens, le vote RN, vote conservateur, est vécu comme un vote d’intégration, une manière de se dire Français, de faire partie du groupe majoritaire qui grogne. Faury le montre à travers de nombreux exemples.

L’islam est regardé comme la principale menace, y compris le port du voile, qui peut être interprété par les mêmes interlocuteurs comme des actes de prosélytisme. Dans les entretiens recueillis, l’auteur constate un discours omniprésent contre les manifestations de la religion musulmane. Elles sont « proprement anormales » et l’islam, pourtant deuxième religion en France, serait une « réalité étrangère ». Les peurs alimentées par ce discours islamophobe construisent un « problème musulman » avec ses multiples discriminations et exclusions des musulmans et musulmanes dans la vie quotidienne. Lesquels sont accusés de se replier sur leur communauté et dans des lieux qui leur sont propres. Ce qui renforce la xénophobie, et « le racisme antimusulman apparaît dès lors comme un phénomène coconstruit, circulaire, œuvrant ‘’par en haut’’ comme ‘’par en bas’’ ». 

Michel Feher s’appuie sur la recherche de Faury et d’autres plus anciennes, celles de Violaine Girard dans la banlieue lyonnaise (2017) ou de Benoit Coquard dans le Grand Est (2019), pour mener sa propre réflexion. Il y voit une nouvelle lutte des classes. Philosophe de son état, il systématise l’opposition entre les « producteurs » et les « parasites » qui structurerait « l’imaginaire si désirable du Rassemblement national » et les discours de Marine Le Pen. C’est « une opposition de nature. […] Les premiers, qui comptent dans leurs rangs des chefs d’entreprise, des indépendants et des salariés, contribuent à la richesse nationale par leurs investissements, leurs activités professionnelles et leurs impôts. Les seconds, qui sont tantôt des spéculateurs impliqués dans la circulation du capital, financier ou culturel, et tantôt des ‘’assistés’’ bénéficiant de la redistribution des revenus et des droits, ne prospèrent qu’en accaparant le produit des efforts d’autrui ». Une division qui « s’accompagne d’un imaginaire où le progrès social prend la forme de l’épuration ». La description rejoint sur ce point les constats des sociologues.

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Mais l’auteur semble hésiter lorsqu’il s’agit de donner un sens à cette nouvelle lutte des classes. Dans son exposé, on ne sait pas toujours si ce concept relève seulement d’un imaginaire désirable chez des électeurs que flattent les populistes du RN, ou si l’auteur lui donne une valeur heuristique pour comprendre les inquiétudes de la société française. On peut le supposer puisqu’il l’affuble d’un néologisme emprunté à « la littérature académique anglophone », le producerism, et se lance dans une généalogie de trois siècles pour montrer sa présence « sinueuse » dans l’histoire de France. Il en fait une « clé de lecture des rapports sociaux », en particulier dans la seconde partie du livre consacrée à l’épopée du parti de la famille Le Pen.

Ce long récit, souvent confus, couvre les quarante-cinq dernières années de la vie politique française, il est concentré sur l’émergence du FN/RN en « parti du centre » dont les idées naviguent bien au-delà de son électorat traditionnel. Un centre qu’il définit comme un espace entre les deux classes qui polarisent la société. Là encore, si l’on s’en tient à l’imaginaire des électeurs, on peut le concevoir. C’est sans doute l’objectif de Feher. Mais sa définition politique d’un parti qui s’installe entre les producteurs qui paient leurs impôts et les parasites qu’il cherche à épurer est pour le moins audacieuse. Il n’y a pas d’épuration des immigrés, voire des binationaux comme l’a proposé Jordan Bardella, sans un État autoritaire, une justice et des médias à la solde du parti au pouvoir. Bref, un illibéralisme peu évoqué dans ce livre et qui n’a rien de centriste. Plusieurs régimes en Europe, avec lesquels le RN entretient de bonnes relations, l’ont rappelé récemment.

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