Broder la mort et la vie

Après Le chien noir, réécriture de La Barbe bleue, Lucie Baratte investit à nouveau la forme du conte de fées dans Roman de Ronce et d’Épine, en y mêlant cette fois la chanson de toile médiévale. Si l’on retrouve des motifs caractéristiques du conte, avec pour héroïnes des sœurs jumelles contrastées, le merveilleux sert aussi à ausculter subtilement la condition féminine, la création artistique et un rapport ambivalent à la nature, force de vie et force de mort, remarquablement tissées l’une à l’autre par le motif du recommencement.

Lucie Baratte  | Roman de Ronce et d’Épine. Les Editions du Typhon, 206 p., 19 €

Roman de Ronce et d’Épine emprunte au ton simple du conte, grâce à une langue fluide et claire, rythmée par les reprises et les saisons, présentes en tête des chapitres entre proverbes et ritournelles : « Automne à la prière, Ombres au cimetière » ; « Hiver amaigri, Confiance trahie ». Cependant, l’exergue cite une chanson de toile, genre poétique du XIIIe siècle, d’apparence populaire, mais usant en vérité d’une écriture savante pour exposer des thèmes courtois du point de vue féminin. L’autrice suggère ainsi discrètement que, même si on y trouve les plaisirs de l’imaginaire, son histoire est plus complexe qu’il n’y paraît.

Le 1er mai, une jeune châtelaine donne naissance à des jumelles. L’une « aussi blonde et menue que sa mère », l’autre « aussi brune et vigoureuse que son père ». Leur nourrice, sorte de fée séculière, les baptise Ronce et Épine, « comme la ronce qui enserre et l’épine qui perce ». Si la naissance est saluée par les oiseaux de la forêt toute proche, ceux-ci submergent la chambre selon le lexique de l’invasion. Dès le début, la nature est ambiguë, foisonnante mais inquiétante. Entre les chants et les éclats du soleil, les réalités de l’accouchement ne sont pas occultées : « La douleur et la puanteur. Le sang et les hurlements ». La deuxième jumelle achève « de déchirer l’entrejambe de la jouvencelle en souffrance ». Comme dans tout le livre, la vie suppose sa fin : « Combien de temps survivront-elles ? »

En titre de chapitre, l’automne apparaît trois fois, l’été une seule, l’hiver et le printemps à cinq et sept reprises. Plus que sur l’existence dans sa pleine force, Lucie Baratte met l’accent sur l’affaiblissement, la langueur, et surtout sur le recommencement, thème qui ouvre et conclut le livre, puisqu’il caractérise aussi les fictions : « Un beau matin. Il faut recommencer. Une nouvelle histoire s’éveille. Une nouvelle histoire émerge de la matière ancienne ». Sur un ton plaisant, presque enjoué, Roman de Ronce et d’Épine présente la vie sans fard, avec toute sa part de malheurs et de morts. Celles avant tout des petits frères des héroïnes, dont la mère est réveillée parfois « par le gémissement fantôme d’un nourrisson réclamant son sein dans l’obscurité ».

Lucie Baratte, Roman de Ronce et d'Épine
Tenture de la vie seigneuriale. « La promenade » (XVᵉ s.) (Détail) © CC-BY-2.0/Charlyne /WikiCommons

Terrifiée par l’extérieur du château, Ronce reste dans ses murs. Elle essaie de protéger, de soigner. D’abord Blanche, sa mère, que la succession de grossesses tragiques rend absente aux autres et à elle-même. À l’inverse, Épine n’a qu’une envie : sortir, courir les bois, gagner la reconnaissance de son père privé de fils. Puisque la guerre est interdite aux femmes, elle l’accompagne à la chasse. Comme leurs parents chacun à sa manière les laissent livrées à elles-mêmes, les deux fillettes doivent découvrir leur moyen d’être au monde. Pour Épine, c’est la chasse, moins par le fait de tuer que par la marche, l’exploration, la capacité de se défendre. Car nous sommes dans un conte : au fond des bois, on fait des rencontres, bonnes ou mauvaises.

Ronce, elle, se jette dans la broderie, activité typiquement féminine qu’on lui enseigne et à laquelle elle se livre tout entière, comme à une « obsession » vouée à compenser sa tristesse, mais aussi comme à un art qu’elle finit par maîtriser à la perfection. Créatrice et donc agissante. Lucie Baratte écrit des pages magnifiques sur cette création : « Petit à petit, à force de concentration, l’esprit de Ronce glisse ailleurs, elle n’écoute plus sa sœur, elle n’entend plus les soupirs de sa mère : les fils de couleur se changent en cordes de luth, tintant en silence, l’orfalise joue du tabor, les lignes de points lancés lui chantent des notes secrètes. Mais, quoi qu’elle fasse, aussi précis soit le geste, aussi intense soit la vigilance, il y a toujours un moment où le dessin lui échappe, le trait se dérobe, la trame résiste, un pas de côté, et Ronce doit à nouveau répéter le mouvement pour endiguer le désastre ». Par son acharnement, elle devient si douée que ses chefs-d’œuvre – aumônière, chemise, manteau – acquièrent des pouvoirs magiques. Mais ces pouvoirs sont à double tranchant. Son obsession, jamais loin de la mélancolie, rend Ronce vulnérable à la magie sombre de la forêt.

Celle-ci aussi est ambivalente. Dès le début, le château est décrit comme encerclé, « acculé » par la forêt, sujet de vieilles légendes de malédiction. Au fil des saisons, la végétation s’étend sur le château, le recouvre, le pénètre. Ce n’est pas celle qui passe son temps à courir les bois qui en est victime, mais celle qui s’en gardait, Ronce. Comme si l’enfermement, le fait de se couper de la nature viciait le rapport au monde dans son ensemble et empêchait de surmonter les épreuves.

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Le personnage de Ronce est à la fois très délicatement dessiné et doté d’une grandeur tragique. Avec une grande finesse, Lucie Baratte s’approprie les formes anciennes – on trouve aussi des variations sur des vers classiques de Verlaine, Ronsard ou Du Bellay, tandis que l’image de ronces sortant de tombes évoque Tristan et Yseut – pour traiter de thèmes actuels, les rôles assignés aux femmes, le rapport à une nature vénéneuse, dangereuse, notamment dans ses parties les moins ordonnées – buissons épineux, marais aux « saules galeux » –, mais jamais mauvaise. Elle peut même être salvatrice. Ce sont les êtres qui la hantent et l’usage qu’ils font d’elle qui investissent la forêt du mal ou du bien.

Notons aussi que la broderie, activité considérée comme triviale, réservée aux femmes, peu traitée par la littérature, tient une place centrale dans cette histoire. De même, Sabrina Calvo met la couture au cœur de Melmoth furieux et des Nuits sans Kim Sauvage, romans trépidants, dramatiques, voire épiques. Peut-être y a-t-il là une tendance à affirmer la dimension romanesque de thèmes jusque-là négligés. Dans Roman de Ronce et d’Épine, la broderie comme partie de l’art, apte à sauver, non sa créatrice, mais celles qui le reçoivent, brille de mille feux de merveilleux et de justesse entrelacés.