Être indéchiffrable : entretien avec Camila Sosa Villada

Après son roman autobiographique Les vilaines, l’autrice argentine Camila Sosa Villada explore les pièges de l’amour et du désir dans Histoire d’une domestication. La réussite sociale d’une actrice travestie lui donne l’occasion d’interroger ce besoin de s’intégrer, d’appartenir à un monde qui la rejette. Avec une sincérité désarmante, elle revient sur son parcours et sa manière si singulière de s’inscrire dans le paysage littéraire latino-américain.

Camila Sosa Villada | Histoire d’une domestication. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba. Métailié, 224 p., 19 €

Dans ce livre, vous revenez à l’univers du travestissement. Car, pour vous, l’écriture est inconcevable sans cet univers « lyrique, poétique et profond ». En quoi le travestissement est-il poétique ?

Dans un entretien en Italie, on vient justement de me demander pourquoi revenir à l’univers travesti des Vilaines… mais personne ne poserait cette question à Juan Villoro sur son univers hétérosexuel, ni à Mariana Enríquez sur celui des femmes cis… il y a là quelque chose à analyser. C’est mon univers, point final, même si j’ai quand même l’impression que, littérairement, nous sommes plus intéressantes. Et plus que nous sommes spéciales, nous apportons quelque chose de nouveau. Très peu a été écrit sur nous et nous avons très peu écrit sur nous-mêmes. Nous sommes une espèce qui a longtemps été persécutée, ignorée dans sa sagesse de survivre, de se nourrir, de séduire, de faire du corps d’un homme celui d’une femme, dans son courage de ne pas accepter l’identité assignée et de nous réinventer. Ce franchissement est plus intéressant que ce qui est préconçu et c’est plus intéressant d’entrer dans la tête de ce type de personnages.

Récemment, la réalisatrice argentine Lucrecia Martel disait que le cinéma est tenu par des Blancs de classe moyenne. Ainsi, pour filmer quelqu’un qui se douche, on filme une personne qui entre dans la salle de bain, ouvre un robinet et l’eau coule sans problème… Or, si vous devez filmer la douche d’une personne qui vit dans une Villa Miseria, un bidonville en Argentine, il faudrait montrer tout ce qu’il faut faire : faire plusieurs rues pour chercher de l’eau, la chauffer, prendre un bain à l’aide d’une cruche… Il y a là un parcours plus suggestif. Combien de fois avons-nous parlé uniquement de la vie de l’homme blanc, de la femme blanche, du plafond de verre des femmes blanches, etc. ? Mais il y a quelque chose dans le parcours d’une travestie qui a été ignoré et qui met évidemment à l’épreuve notre manière de raconter. Par exemple, adopter n’est pas la même chose pour une femme blanche que pour une travestie qui, comme dans Les vilaines, recueille un bébé abandonné dans la rue et doit le cacher car personne ne l’accepterait comme mère.

Les vilaines, de Camila Sosa Villada : la nouvelle langue d'un corps choisi
Camila Sosa Villada © D.R.

Ce qui distingue ces deux romans, c’est que la protagoniste d’Histoire d’une domestication, cette actrice, ne se cache plus, vit publiquement en tant que travestie. Vous avez d’ailleurs qualifié cette histoire de science-fiction. 

Oui, parce qu’une telle vie est improbable pour une travestie. L’évoquer crée de l’étrangeté. On se demande dans quel monde c’est possible, en quelle année, où, etc. Je l’ai écrite en pensant que cela se passerait dans dix ans. 

La narratrice oscille entre empathie et jugement : est-ce parce qu’elle pose un regard sur elle-même ?

Oui, elle ne pardonne pas à l’actrice d’avoir pris le mauvais chemin, de s’être mariée. À un moment donné, c’était un miracle pour nous de ressembler à des femmes, car on passait inaperçues. Mais aujourd’hui, le mieux à faire, même pour les femmes, c’est de ne plus ressembler à une femme et de commencer à être quelque chose d’autre.

Votre critique de la quête de respectabilité sociale de la protagoniste est forte.

On peut parler de respectabilité, mais aussi d’assimilation ou encore de respect. Mais le respect est surestimé.

Surtout en littérature…

Je ne veux pas être assimilée par la littérature. Au contraire, je veux y déposer une bombe. Je n’excuse pas cette manière de se plier aux exigences de la société. Quand l’actrice commence à vivre une vie respectable avec un mari, un enfant, où tout semble parfait, je me suis dit : il doit y avoir autre chose, la vie ne peut pas être juste ça. Ce n’est qu’une apparence… Qu’y a-t-il à l’intérieur ? Le livre lui-même m’a amenée de plus en plus à remettre en question l’idée du respect, de la justice, de la famille comme dernier bastion de l’amour. Le roman est une guerre contre tout ça.

Vous avez souligné la difficulté de définir le travestissement. Dans vos livres, il y a des éléments qui nous permettent d’établir une certaine filiation latino-américaine dans l’utilisation de ce mot. 

Ce que vous dites est très vrai, c’est quelque chose de très latino-américain et il est impossible de le comprendre ici en Europe. Le choix du mot travesti est politique. J’ai fait des interviews en Pologne et on m’a dit que les travesties n’existaient pas là-bas. Ils considèrent même ce mot comme une insulte. 

Dans l’édition yankee des Vilaines, l’éditeur m’a demandé d’expliquer pourquoi j’avais utilisé le terme « travesti ». Il était impossible pour moi en effet de dire « femmes trans », c’est la chose la plus anti-littéraire qui soit. Je ne pourrais jamais écrire « une femme trans sort de chez elle » ou « une femme trans fait telle chose ». Je trouve cela épouvantable. Ce n’est pas la même chose que de dire « une travestie ». Ce qui se passe, c’est que les universitaires européens et nord-américains sont là pour donner des étiquettes et toute l’Amérique latine s’y plie. Mais nous les travesties, nous sommes originaires de l’Amérique latine, nous sommes précolombiennes, nous étions présentes dans toutes les civilisations indiennes avant l’arrivée des Espagnols.

C’est un grand danger de devenir intelligible pour l’Europe, mais surtout pour les Yankees. Le plus important aujourd’hui, c’est d’être indéchiffrable, d’être une énigme, un mystère, de ne pas leur donner toutes ces informations. Je le refuse. Quand on me demande pourquoi ou comment je suis devenue ce que je suis, je n’ai pas à le dire. C’est un mystère pour moi. Ils n’ont pas besoin de le savoir. Mais bien sûr, puisqu’ils ont des étiquettes pour tout, ils disent qu’une femme transgenre est ainsi, le travesti est comme cela, le transsexuel est comme ceci, l’intersexe est je ne sais quoi… Qui veut être lu comme ça ? Il est vraiment déconcertant qu’on en soit arrivé là. On a accepté de dire : « Je suis intersexe fluide avec une prépondérance féminine… » Mais voilà, si vous le faites, vous êtes mort, on vous a complètement assimilé. 

Aucune identité n’est donnée. Le travestissement est une expérience, pas une identité. Il faut passer par là, il ne s’agit pas simplement de se dire travestie. Il ne pourrait s’agir que d’une simple auto-perception… Mais qu’est-ce ? Je ne comprends pas quand on parle d’auto-perception : personne n’est seul, les autres vous renvoient constamment ce que vous êtes, en bien ou en mal. Cela fait partie de vous. Le regard d’autrui vous construit aussi. 

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Vous avez parlé d’une révolution travestie, uniquement possible dans le domaine du désir. Trouvez-vous dans le désir, dans votre façon de le vivre et de l’écrire, une voie d’émancipation ? 

Oui, mais ce n’est pas précisément dans le sexe, bien que pour l’actrice d’Histoire d’une domestication cela fonctionne ainsi, mais dans la capacité de se déconstruire, de briser sa propre image. En dehors du livre, en termes politiques, il me semble qu’une des plus grandes révolutions serait de ne plus désirer, de faire l’apostasie du désir. Notre désir est trop manipulé. Il n’y a aucun moyen de savoir ce que nous désirons. Et il me semble que si l’on veut vraiment devenir révolutionnaire, être seul dans sa maison avec ses plantes, cultiver ce qu’on mange, nourrir ses poules, serait bien plus révolutionnaire. Je pense aux grands-mères italiennes de Pasta Grannies, très âgées, entre quatre-vingts et cent ans, qui passent leur temps à cuisiner. C’est la vie parfaite. Vous êtes en relation avec la matière, avec les saveurs… vous n’avez pas grand-chose d’autre à faire. L’autre jour, une femme de cent un ans a été interrogée sur sa vie quotidienne. Elle a répondu : « Je marche un kilomètre par jour, aller et retour, avec ma canne. Je reviens, je suis avec mes animaux… » On pourrait dire qu’il n’y a pas de désir, qu’il n’y a rien de vital, sauf l’existence. Mais ce dont le monde a besoin, c’est de gens qui arrêtent de faire des choses, qui arrêtent de se battre pour leurs désirs. Et l’autre chose révolutionnaire, ce serait d’apprendre à nous défendre, de prendre les armes. Il faudrait se débarrasser de l’idée du désir, trop lacanienne, trop freudienne. Des gens qui se battent pour appartenir au monde et pour être reconnus, j’en ai marre. Même si, à un moment donné, Les vilaines a participé à cette lutte pour prouver que les travesties que nous sommes sont des êtres humains. Je me sens un peu coupable. J’ai répondu aux Vilaines par Histoire d’une domestication.

Camila Sosa Villada. Histoire d’une domestication
Graffiti à Buenos Aires (détail) © CC-BY-2.0/Andrew Milligan sumo/Flickr

L’amour serait-il un outil de domestication ?

La domestication découle de plusieurs choses. Dans le roman, le mariage conduit à la maternité. Mais avant cela, il y a la famille avec la question du rôle de chacun dans la filiation. D’ailleurs, les personnages les plus libres et les plus attachants du roman sont la mère et le fils adopté de l’actrice. Cette mère qui abandonne tout et dit je me casse, je vais vivre avec un homme plus jeune, le baiser, m’installer seule au milieu de la montagne, elle me semble plus libre que la protagoniste.

Histoire d’une domestication a été un avertissement pour moi en tant qu’écrivaine, parce que je me retrouve presque dans la même situation que cette actrice. Soudain, j’ai reçu beaucoup de choses inattendues, de la reconnaissance, de l’argent… la possibilité d’avoir une carte bancaire et inviter mes amis à déjeuner, offrir une voiture à mes parents, leur payer des vacances… Je me suis rendu compte qu’il y avait un danger dans tout ça. 

Peut-on lire ce roman comme une réflexion sur le bonheur ?

Le bonheur existe-t-il, qu’est-ce que c’est, où se trouve-t-il ? Je ne sais pas, et en vaut-il la peine ? Le livre traite du bonheur, mais aussi de la désillusion. Ma protagoniste entre dans ce monde dans lequel elle va apparemment être heureuse, pour subir une énorme désillusion. C’est ma réponse à la promesse qui nous a été faite, à nous les travestis, que si nous étions d’une certaine manière, nous serions alors heureuses. Et lorsque j’ai quitté la marginalité, la solitude, et que je suis entrée dans le monde, qu’on m’a respectée et même appréciée en tant qu’actrice et plus tard en tant qu’autrice, que j’ai gagné des prix et que j’ai été traduite dans plus de vingt langues, j’ai découvert qu’il n’y avait rien, que j’étais toujours aussi malheureuse qu’avant. C’est donc aussi une réflexion sur cette énorme désillusion que contiennent les promesses, promesses si semblables aux menaces. Il ne nous reste plus rien, à mes camarades travesties et à moi, sauf reconnaître mon échec d’apostate…