De l’Ancien vers le Nouveau Monde

Dans un livre érudit et accessible, Serge Gruzinski aborde la question de la révolution alphabétique aux premiers temps de la colonisation du Mexique. En seize chapitres courts, denses et ordonnés chronologiquement, il tente de comprendre quel fut le rôle de l’écrit alphabétique, alors inconnu des sociétés mésoaméricaines, dans la transition de l’Ancien vers le Nouveau Monde.

Serge Gruzinski | Quand les Indiens parlaient latin. Colonisation alphabétique et métissage dans l’Amérique du XVIe siècle . Fayard, 318 p., 23 €

Depuis près de quarante ans, l’historien et grand spécialiste de la première mondialisation ibérique Serge Gruzinski s’attache à « explorer les étapes, les circonstances et les mécanismes des transformations métisses » dans les sociétés coloniales américaines, et en particulier, au moment clé des premiers temps de la colonisation (XVIe siècle). Il a construit une œuvre impressionnante, de portée internationale, traduite dans plusieurs langues.

Après avoir conduit ses lecteurs sur les rives des Quatre Parties du monde, il revient à son terrain de prédilection, Mexico et ses environs, au XVIe siècle, une région d’un million d’habitants exposés à ce que l’auteur appelle « la déferlante alphabétique ». Entre 1521 (prise de Tenochtitlan) et la fin du XVIe siècle, les habitants, de langue nahuatl – lengua mexicana – et d’écriture pictographique, furent en effet confrontés à l’écrit alphabétique (ouvrages religieux, questionnaires, registres paroissiaux, règlements de police). « Pour le meilleur et pour le pire, papier et écriture ont été les compagnons inséparables de notre civilisation occidentale. »

L’un des grands mérites de l’ouvrage est de replacer, au fil de ses 300 pages, cette révolution alphabétique mexicaine dans les grands bouleversements du XVIe siècle : Renaissance, Réforme catholique, imprimerie et les événements douloureux liés à la conquête (accaparement des terres, mise en esclavage des Indiens, évangélisation). Serge Gruzinski est maître dans l’art du travelling et nous fait voyager en quelques pages de Mexico à Grenade en passant par Rome et Lisbonne. Le second mérite de l’ouvrage est d’éclairer des formes de continuité dans les institutions d’enseignement et les techniques communes d’apprentissage déployées par les prêtres mexicas et par les franciscains (comme l’art du plain-chant) : « le coup de génie […] est d’avoir recyclé une forme indigène en lui inoculant un contenu européen sans toucher à la hiérarchie sociale ».

Le fil rouge des seize chapitres est formé par une œuvre étonnante imprimée à Mexico en 1589. La capitale de la Nouvelle-Espagne bénéficia en effet d’une imprimerie dès 1539, la première du continent. Le Psalmodia christiana dirigé par Bernardino de Sahagun est une sorte de psautier de 240 folios composé d’un catéchisme (commandements et prières), d’une cinquantaine de gravures illustrant des scènes de la vie du Christ et de la Vierge, et de psaumes en nahuatl qui rythment les grandes fêtes du calendrier chrétien. Ces psaumes sont accompagnés de commentaires eux aussi rédigés dans la langue vernaculaire et adaptés au contexte mexicain. Le nahuatl ne s’écrivant pas, il a fallu au préalable mettre au point un système de transcription et d’équivalence, et donc des vocabulaires et des dictionnaires. L’un des enjeux forts de l’ouvrage est de tenter de recomposer les modalités de ce transfert dans la mécanique des apprentissages. 

Serge Gruzinski, Quand les Indiens parlaient latin. Colonisation alphabétique et métissage dans l’Amérique du XVIesiècle
« La Messe de saint Grégoire » (1539), Musée des Amériques, Auch. Tableau réalisé par des plumassiers indiens © CC0/WikiCommons

Le Psalmodia christiana a été imprimé en plusieurs centaines d’exemplaires à Mexico mais il n’en reste aujourd’hui que quelques-uns conservés en Espagne, à la BnF et dans des bibliothèques universitaires nord-américaines, en Californie, au Texas et dans le Rhodes Island, la majorité ayant été détruite par la Réforme catholique ; les censeurs jugeaient que le Psalmodia dénaturait la parole divine. 

L’autre intérêt de l’enquête est de sortir d’un modèle strictement ibérique de la colonisation, la castillanisation. Serge Gruzinski montre que la colonisation des imaginaires permise par l’introduction de l’écriture alphabétique a été portée par des franciscains d’origine flamande dans le contexte spécifique du développement de l’humanisme chrétien et de l’émergence de la devotio moderna. Promu par les Frères de la vie commune, ce mouvement spirituel – qui imprégna l’éducation de Charles Quint – entendait imiter la vie du Christ en favorisant la lecture individuelle de la Bible (en langue vulgaire), les prières personnelles et la charité.

Les premiers évangélisateurs du Mexique en 1523 sont donc des Flamands issus des monastères de Gand et de Bruges qui importent au Mexique méthodes pédagogiques, modèles d’enseignement, esprits et formes de spiritualités de l’humanisme hollandais : Johannes Dekkers, Pieters van der Moere, le fameux Pierre de Gand. Un deuxième contingent de douze franciscains, à l’image des douze apôtres, arrive en 1524. Plus tard, on trouve même la trace d’un Français, Arnaud de Bassac, originaire d’Aquitaine.

On ne sait pas grand-chose de l’apprentissage concret de la lecture et de l’écriture développées au sein des collèges de Texcoco, Tlaxcala ou de Santa Cruz Tlatelolco où existaient déjà des écoles (calmecac) destinées à former les élites mexicas. Il s’agit alors de former des interprètes pour les tribunaux, des juges et des gouverneurs. Les jeunes garçons (de six à douze ans) ont été arrachés à leurs familles et soumis à un « lavage de cerveau ». Ils vivent à la dure dans l’enceinte du monastère entre dortoirs, cours et réfectoire, la journée réglée sur les prières et les apprentissages. Les frères s’aident d’abécédaires castillans (cartillas) : « Les franciscains présentent aux enfants des supports sur lesquels ils pointent des lettres, mais elles ne ressemblent à rien qui leur soit familier. En même temps, les élèves écoutent des sons – plus ou moins étranges – qu’ils sont censés reproduire et finissent par associer ces sons avec les formes ainsi désignées. Un son, une lettre, ils découvrent le principe de phonétisation. Mais après combien d’efforts ? » Une fois la décomposition syllabique acquise, en castillan et en latin, venait la partie la plus complexe : l’apprentissage des rudiments du catéchisme et du chant avec les prières principales, les dix commandements, les quatorze articles de la foi et les sept sacrements. 

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Certains élèves font preuve de grandes capacités mimétiques et de mémorisation, entretenues de longue date par les prêtres mexicas et ce, grâce à des supports variés (codex, glyphes, bas-relief, chants). Les meilleurs d’entre eux firent partie des cohortes d’évangélisateurs. Il y a certainement eu des effets de fascination (« les Indiens n’étaient pas hostiles à l’innovation ») envers le papier, l’espace de la page, la distribution en folios, l’encre, les gravures européennes qui expliquent un certain engouement ; il y a surtout eu des formes d’incompréhension, au moins au début, envers des éléments de théologie abscons (la Sainte Trinité) et des valeurs inexistantes dans les sociétés mésoaméricaines, comme la monogamie. Toujours est-il que maîtriser le latin revient à affirmer son appartenance au monde des clercs et à la république des lettres ; approprié, digéré par certains hommes, il fut un outil essentiel de promotion au sein de l’appareil colonial.

Dans le même mouvement, les langues indiennes, le nahuatl, mais aussi le purépecha du Michoacán, subissent également un processus de grammatisation et se transforment par leur mise par écrit : « le nahuatl devient une langue au service de l’évangélisation avant de se transformer en une langue administrative ».  

Revenons, pour finir, au titre de l’ouvrage quelque peu trompeur. Combien d’Indiens parlaient vraiment latin au XVIe siècle ? Quelques centaines, tout au plus, la plupart pratiquant un latin baragouiné, sur les millions d’habitants de l’altiplano mexicain, ce qui ne pèse pas lourd. Ce que cherche à montrer l’auteur de Quand les Indiens parlaient latin, c’est que les enfants des seigneurs locaux ont reçu une éducation très similaire à celle des enfants de la noblesse européenne, sauf que, dans ce cas précis, les nobles mexicains ignoraient tout de la culture chrétienne. Ces nouvelles élites lettrées, passeurs essentiels, furent à leur tour les architectes indispensables à la monarchie espagnole pour construire des ponts entre l’Europe humaniste et la Mésoamérique.