Âmes sensibles, ne pas s’abstenir

Berthe et Gérald se marient le 4 septembre 1919. Ils partent en voyage de noces sur les lieux où le marié a combattu. Clémentine Vidal-Naquet a retrouvé l’album photographique constitué par le jeune démobilisé sur cet étrange périple au milieu des ruines et des tranchées pour l’offrir à son épouse. L’historienne de l’intime fait une lecture aussi passionnante qu’inventive de cette archive singulière : elle interroge à la fois le statut de cette source, les intentions de l’ancien combattant, son parcours et, en contrepoint, elle se risque à l’analyse sensible du regard de la jeune mariée.

Clémentine Vidal-Naquet | Noces de cendres. Un voyage dans les ruines de la Grande Guerre. La Découverte, coll. « À la source », 304 p., 20 €

Clémentine Vidal-Naquet aime les images. Dans ses précédents travaux sur l’histoire des conjugalités pendant la Grande Guerre, elle avait exhumé des correspondances mais aussi des centaines de cartes postales. Avec Noces de cendres, l’historienne s’aventure plus avant dans le monde de la photographie en analysant une source unique, un album composé après la fin des hostilités relatant un voyage de noces sur les lieux mêmes des combats. On sait que les historiens ont eu longtemps du mal à se saisir de la photographie vernaculaire ; le livre de Daniel Foliard sur la photographie coloniale en 2020 avait fait événement par son souci inédit d’appréhender les clichés comme des objets. C’est dans cette même perspective que se situe Clémentine Vidal-Naquet, mais en travaillant sur un album elle ajoute une nouvelle dimension, celle de la mise en intrigue des images les unes par rapport aux autres. Elle ne se contente pas de déplier cet album où s’entremêlent les photos-souvenirs du voyage de noces dans les tranchées, des clichés pris par le soldat pendant le conflit, des cartes postales des lieux visités, l’ensemble entouré, cerné devrions-nous dire, des écrits de Gérald.

L’autrice y entre pleins feux, éclairant les moindres éléments de ce « halo de détails », ici une annotation, là une silhouette soigneusement découpée, plus loin le montage de deux images. Jamais l’historienne n’en écrit trop, ne s’abandonne au bavardage – le livre est bref, quelque deux cents pages, et c’est très bien. Qu’est-ce donc que cet objet ? Au moment où la Conserverie de Metz, lieu unique en France de conservation des albums de famille, est menacé de fermeture, les analyses de Clémentine Vidal-Naquet sont salutaires. Elles s’inscrivent à la croisée de multiples champs d’études qui ont fait l’objet ces dernières années de travaux passionnants : ceux, bien sûr, sur la culture de guerre d’Annette Becker et de Stéphane Audouin-Rouzeau, mais aussi sur le dark tourism, l’histoire de l’intime, à commencer par la belle monographie de Aïcha Limbada sur le voyage de noces, ou encore le champ d’histoire visuelle développé par Manuel Charpy.

La directrice et initiatrice de la collection « À la source », dans laquelle est publié ce livre, après avoir édité ceux remarqués d’Hélène Dumas, de Mathilde Rossigneux ou plus récemment d’Anouch Kunth, place ce document (numérisé et consultable intégralement en ligne sur le site du Mémorial de Péronne où il est conservé) au centre, le couple de jeunes mariés penché au-dessus de lui, comme des parents sur un nouveau-né. Sauf qu’ici ce n’est pas sur un nourrisson qu’ils se penchent mais sur un grand charnier. Cette scène terrible, répétitive, est décortiquée, faisant entendre « ce récit silencieux » et montrant les temporalités multiples qui s’y superposent.

Clémentine Vidal-Naquet, Noces de cendres. Un voyage dans les ruines de la Grande Guerre
Album souvenir de voyage de noces de Gérald et Berthe Debaecker © Historial de la Grande Guerre, Péronne

Album de voyage de noces, album de guerre, album de soi, ces quelques dizaines de pages que Gérald a véritablement bricolées pour garder trace de ce voyage au milieu du théâtre des opérations révèlent d’abord une pratique qui fut au lendemain du premier conflit mondial moins rares qu’on ne le pensait : une visite des champs de bataille par des civils, en couple ou en famille, avec des anciens combattants ou sur les traces d’un fils ou d’un père défunt, malgré la dangerosité des sites – l’historienne relate ainsi la mort d’un jeune marié, poilu ayant survécu à la guerre et mourant accidentellement lors d’un retour dans les tranchées avec sa jeune épouse. Le Touring Club et certaines localités développèrent même une activité importante de « dark tourism » qui rencontra un certain succès. Ce que cet album donne aussi à voir et qui n’avait pas fait l’objet de travaux de même ampleur est la fabrique des albums, la manière dont Gérald agence sur chaque page les images pour raconter, non seulement leur voyage, mais sa propre trajectoire, incluant certains clichés des années au front. Il y a ainsi dans les archives, indique la chercheuse, d’autres albums assez semblables. Mais Clémentine Vidal-Naquet met alors en évidence que ce soin à bâtir ce petit mausolée d’images à la gloire de son engagement dans les combats cache moins la durée relativement brève de la période où il fut réellement dans les tranchées – en 1915, il est d’abord affecté dans l’aviation, puis ensuite plusieurs fois blessé – que son déclassement en fantassin suite à une récidive de retard de retour de permission. L’album apparaît comme un objet « réparatoire » ou tout au moins comme un nouveau récit permettant d’effacer la tache qui a affecté sa traversée de la guerre. 

Gérald a développé un véritable art de l’album ; dans son enquête, l’historienne découvre qu’il en a réalisé plusieurs que ses descendants refusent de lui communiquer. À la BnF, elle en retrouve néanmoins un, sur les deux mois de guerre de l’ex-aviateur qu’il passa dans le ciel des Balkans, à Salonique. Trouvaille que Clémentine Vidal-Naquet mobilise peu mais qui, au regard de la suite du parcours de Gérald Debaeker, puisque c’est son nom de famille, s’avère très troublante. Au cours des années 1920, le couple embarque pour l’Indochine, pour participer à « l’aventure coloniale », mais celle-ci tourne court et, de retour à Paris, Gérald devient journaliste et écrit de multiples articles dans différents journaux (Paris-Midi, Paris-Soir…). Quand l’Allemagne entre en guerre et occupe la France, l’ex-aviateur entre à la rédaction de la version allemande de Paris-Soir. Son engagement est moins opportuniste (les articles sont très gracieusement payés) qu’idéologique. Et dans les mois qui suivent, Gérald Debaeker épouse la cause de la révolution nationale et du national-socialisme. Il en est tellement proche qu’il couvre pour Le Petit Parisien le départ pour le front de l’Est du premier contingent de la Légion des volontaires français (LVF) en septembre 1941. Puis, le 11 juillet 1943, il est l’un des premiers Français à rejoindre la Waffen SS. Gérald avait combattu d’abord dans les airs puis au sol, dans les tranchées ; il avait été plusieurs fois blessé, mais en était sorti vivant. Pourtant, la guerre, sa violence, ne le lâchera jamais. À peine démobilisé, il avait emmené sa jeune épouse sur le dangereux terrain des opérations encore jonché d’obus et de grenades. Et puis, comme chez Céline, l’expérience guerrière ne l’avait pas quitté et avait transformé ce jeune poilu en un homme habité par la haine de l’autre, participant avec les Waffen SS à de nombreux crimes et exactions. En août 1944, son terrible parcours s’est arrêté, il a été exécuté par des membres du maquis breton. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Avec une telle existence postérieure à la fabrique de l’album, celui-ci – c’est l’hypothèse que fait l’historienne, justifiant une dernière et longue partie sur ces années d’après – faisait donc partie du culte de la violence. Gérald avait cultivé au point de s’y perdre ce culte de la guerre ; cette fascination n’est pas exempte d’un certain virilisme. L’album et ceux que Clémentine Vidal-Naquet n’a pu consulter constituaient une pièce du portrait de cet homme. Ne pas l’évoquer aurait été tronquer l’histoire, tromper les lecteurs. Mais, comme l’écrit l’autrice, cette cohérence biographique ne peut être affirmée, elle ne peut être que sensible.

On suit l’historienne dans cette proposition grâce aux contrepoints qu’elle a introduits dès le début de l’ouvrage, dès l’analyse de la photographie de noces. En tentant d’écrire le point de vue de Berthe, celui d’une femme qui a vécu à l’arrière la guerre, s’insinue progressivement un décalage de perceptions au sein du couple. Si l’album est l’œuvre de Gérald, Berthe en est à la fois la destinatrice et l’héroïne initiale. Là encore, Clémentine Vidal-Naquet ne force pas le trait : à partir de son excellente connaissance de l’intimité féminine à l’arrière, elle invente ce que Berthe ressent. Par petites touches, dans les espaces de l’album laissés blancs, la jeune femme prend place. La jeune mariée existe, non plus comme objet de quelques photos, mais comme véritable actrice de l’histoire. L’album était donc aussi celui de Berthe.