À la recherche d’une généalogie queer : entretien avec Justin Torres

Blackouts, deuxième roman de Justin Torres, lauréat du National Book Award 2023, raconte une veillée en plein désert américain, dans un lieu sinistre. La longue conversation entre un jeune homme et un mourant tourne autour d’un essai obscur des années 1940, une enquête sur les pratiques sexuelles considérées alors comme « déviantes ». Ce récit à l’intérieur du livre serait une sorte d’épopée fondatrice pour les non-genrés, dont la reproduction des pages est entachée ici de nombreux effacements, ou « blackouts ». L’intertextualité énigmatique crée un effet troublant et mystérieux, Torres réussit à bâtir un Hotel California queer.

Justin Torres | Blackouts. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux. L’Olivier, 336 p., 25,50 €

Comment décrire ce roman étrange ?

Il s’agit d’un livre sur la manière dont on est hanté par le passé et dont celui-ci se manifeste dans le présent. Également sur des lignées queer et sur des effacements de toutes sortes : les évanouissements, les oublis qui s’opèrent lorsque les évènements vécus sont trop intenses, et enfin les suppressions qu’on fait dans un texte. Au fond, mon roman est sur une veillée à côté du lit d’un mourant, un jeune homme discute avec un homme beaucoup plus âgé. L’un de mes lecteurs l’a comparé à La dernière leçon (Tuesdays with Morrie) en version plus sombre ; c’est vrai qu’il s’agit de la transmission d’un héritage culturel. Juan, le mourant, parle au jeune homme d’une importante étude sur des déviances sexuelles, un livre de sexologie publié bien avant le rapport Kinsey, où il est question des queers, et dans lequel il y a beaucoup de photographies. 

Ces deux personnages, qui sont-ils ?

Juan est un homme âgé, il est en train de mourir, il appelle le narrateur « nene », terme générique et affectueux en espagnol qui signifie « bébé garçon », ou « chéri ». Le narrateur n’est pas nommé, dans mon esprit il a vingt-sept ans, même si le livre ne le dit pas expressément. Les deux hommes se sont rencontrés dix ans avant le début de l’intrigue, dans un hôpital psychiatrique quand le narrateur avait dix-sept ans, là-bas ils ont vécu une brève et intense amitié ; Juan s’est occupé de lui, ils se parlaient un peu. Ensuite, des années plus tard, le narrateur, complètement perdu, quitte New York et part dans le désert pour trouver Juan ; on lui avait dit qu’il habitait en chambre individuelle dans une sorte de pension de famille, un endroit pour les gens sans parents et surnommé le Palais : pendant que le narrateur erre vers cette destination, on interroge le lieu : est-il réel ? Le roman est rempli de références à d’autres œuvres littéraires, dont Pedro Páramo de Juan Rulfo : au début du roman de Rulfo, un jeune homme parle avec sa mère sur son lit de mort et elle lui dit : « Je veux que tu partes trouver le village de ton père ». Il va donc au village de Comala, un endroit fictionnel, le livre devient l’histoire d’un voyage aux enfers ou vers les limbes. La première page de mon roman est identique à celle de Rulfo, j’en ai emprunté le langage ; on peut inférer que ça n’a aucune importance de confirmer ou non l’existence réelle du Palais.

Est-ce que les références deviennent limpides dans les notes à la fin du roman ?

Il y a de nombreuses notes à la fin, beaucoup d’entre elles indiquent l’événement réel et factuel au cœur du livre, d’autres constituent des allusions littéraires, dont certaines sont fictionnelles. Les notes font partie de l’univers romanesque : le but principal, c’est de créer une ambiance.

« Au Palais, à 4 heures du matin, on passe d’une pièce à l’autre par les murs. »  Est-ce une citation d’une œuvre réelle ? 

Dans le roman de William Maxwell, À demain, l’un de mes livres préférés – comme Pedro Paramo –, le narrateur fait référence à une sculpture de Giacometti, Le Palais à 4 heures du matin : il se sert du Palais, de l’idée du Palais comme une sorte de lieu de mémoire. Le Palais vient de ce livre.

Une autre citation qui m’a marqué est la suivante : « Yo creo que los reyes desaparecen », dit Juan à la fin d’un chapitre. D’où vient cette belle phrase ?

C’est un verset des Cantos d’Ezra Pound ; Juan a tout lu, il est sans cesse en train de se remémorer des versets et des livres au profit du narrateur. Lorsque celui-ci parle, ça déclenche chez le premier une nouvelle citation.

Parlez-moi du livre à l’intérieur du livre – couvert des blackouts – , basé sur des recherches qui ont commencé en 1935, avant d’être publié en 1941 : est-ce un vrai essai ?

Sex Variants: A Study of Homosexual Patterns a été une véritable étude, initiée dans les années 1930. Une femme nommée Jan Gay, chercheuse et militante lesbienne, a interviewé à peu près trois cents lesbiennes, en leur posant des questions sur leur vie personnelle et sexuelle, dans l’objectif de faire connaître le point de vue lesbien pour infléchir les attitudes sociales envers l’homosexualité et le lesbianisme. Ce fut un projet libérateur. Elle suivait le sillage de Magnus Hirschfeld, célèbre sexologue allemand, auteur d’un travail similaire, avec qui elle avait étudié. Ensuite, elle n’a pas réussi à publier son étude parce que personne ne voulait d’un livre sur ce sujet écrit par une chercheuse amateur lesbienne ; elle avait donc besoin d’une figure d’autorité, d’un homme blanc, un médecin, pour conférer de la crédibilité à son projet, pour asseoir sa valeur scientifique. Elle a fini par trouver des chercheurs tels que le docteur Henry, convaincus de l’importance de son travail : ils ont compris que celui-ci leur permettait d’entrer dans un monde souterrain auquel ils n’auraient pas eu accès autrement. Hélas, ils rechignaient à l’idée de reconnaître le rôle de Jan Gay : leur intérêt à eux portait plus sur l’eugénique, ils essayaient par exemple de trouver la source de l’homosexualité comme maladie dans le corps ou dans la psyché, c’était un mélange d’idées eugéniques et freudiennes – bien que je ne croie pas du tout que Freud lui-même ait été anti-gay –, donc ils ont transformé son projet dans cette étude pathologique qui s’appelle Sex Variants: A Study of Homosexual Patterns, livre qui postule que l’homosexualité est une maladie. Les auteurs prenaient les mesures des parties du corps des gens, dont les organes génitaux, ils se renseignaient sur l’histoire de la maladie mentale dans la famille des sujets, au fond il s’agissait de pseudo-science : on était dans les années 1930, à l’époque il y avait de nombreuses études sur la déviance dans des populations diverses.

Justin Torres, Blackouts
Justin Torres (2023) © JJ Geiger

Comment avez-vous découvert cette étude ?

J’avais quitté New York, où je travaillais dans la librairie McNally Jackson, pour m’installer à San Francisco, où j’ai pris un job chez Modern Times, librairie anarchiste en propriété collective qui n’existe plus. C’était il y a quatorze ans, j’avais trente ans. Quelqu’un est passé avec un carton de livres qu’il a déposé, le bouquin était dedans, j’ai trouvé fascinant de découvrir les véritables mots à la première personne mis sur les pages des participants venus raconter leurs histoires. Les éditeurs avaient pris les témoignages de quarante hommes et quarante femmes, ils présentaient leurs cas complets, ce sont des voix qui ressurgissent depuis le fond de l’Histoire, ils parlent de leur vie sexuelle dans ces communautés underground. À part eux, il n’y a pas beaucoup de témoignages historiques, à cause de la persécution, cette partie de l’Histoire avait été ensevelie, ou blacked-out. Ce fut la genèse de mon roman Blackouts.

La métamorphose de cette découverte en œuvre de fiction ne semble pas évidente.

Je savais que je voulais écrire d’une manière ou d’une autre sur cette étude, elle me hantait, je la trimballais avec moi : elle est en deux tomes, elle est très épaisse, elle fait plus de mille pages, je l’emportais partout, je relisais les témoignages, je ne savais pas comment les traiter, je songeais à écrire une fiction historique. Au fur et à mesure des années, le projet s’est transformé en l’histoire de l’impossibilité de dialoguer avec le passé, où j’affiche mon désir de sauver des choses disparues dans les brouillards de l’Histoire ; en fait, mon roman concerne la manière dont les choses se perdent et s’effacent. 

Ce thème paraît très américain, du fait qu’on est coupés du passé. 

C’est aussi une histoire très queer parce qu’elle concerne la lignée queer, où il y a des disruptions majeures et des difficultés pour étudier le passé. Pour l’époque pré-Stonewall, avant la libération des gays, il est difficile de trouver de la documentation, d’identifier des gens : ils vivaient au placard. Ensuite, il y a eu la crise du sida qui a anéanti toute une génération d’artistes et de créateurs de culture, ce qui laisse un sentiment persistant de perte et d’effacement quand tu regardes en arrière et que tu considères l’histoire queer. Donc le personnage de Juan, qui a tant vécu, constitue à lui tout seul une sorte d’archive. 

Qui est Juan, précisément ?

Il est insaisissable, même pour le narrateur : il est né à Porto Rico, à San Juan. Enfant, il a été envoyé à New York sur un navire à vapeur pour vivre avec des parents. La personne qui l’a accompagné sur le navire était Jan Gay, l’initiatrice de l’étude, elle devient donc un personnage fictif dans mon roman. Ce fut le seul moment de contact entre eux, mais c’est fondamental pour lui parce que c’était la première fois qu’il rencontrait quelqu’un de queer. Sinon, on ne sait pas grand-chose sur lui, à part le fait qu’il est érudit et très littéraire, et qu’il a passé une grande partie de sa vie dans divers hôpitaux psychiatriques, on présume pour une dépression. 

Vie animale, votre premier roman, finit dans un hôpital psychiatrique. D’où vient ce trope ?

En effet, il se clôt sur une scène poétique située dans un hôpital psychiatrique, mais il est écrit dans un langage où le cadre est flou, ça pourrait être autre chose. Ce qu’on sait, c’est que, dans la scène finale, le narrateur, devenu un jeune adolescent, est interné. Quant à moi, adolescent, j’ai été interné, c’est évidemment un lien clair et explicite. Sinon, ce roman parle de la manière dont les queers et les portoricains ont été stigmatisés et pathologisés dans la communauté médicale. 

Blackouts familiarise le lecteur avec le « syndrome portoricain ».

Notre entretien est destiné à une publication française, n’est-ce pas ? Ça devrait être plus facile à comprendre pour les Français, Frantz Fanon décrit quelque chose de semblable : le « syndrome nord-africain », à savoir cette manière dont les gens issus des pays arabes colonisés par la France et vivant actuellement dans l’Hexagone sont rejetés, victimes de diagnostics culturels, pas pris en compte en tant qu’individus. Cela revient sans cesse dans la communauté médicale, cette projection sur l’autre d’une maladie, d’une pathologie. 

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Quelles sont les autres influences dans Blackouts ? Je pense à Sebald, à cause des photos. 

Quand il y a des photos dans un livre c’est impossible de ne pas songer à lui, j’aime sa façon de les employer : il y a peu d’explications sur le choix des images, sur leur rapport au texte. Sinon, parce que Juan est d’une certaine génération et incroyablement lettré, on parle de Shakespeare, de la Bible, de Pound et d’autres figures canoniques. Parallèlement à ça, Juan s’intéresse au canon queer et latino. Donc, mon roman emprunte au Baiser de la femme araignée de Manuel Puig : la structure, la manière dont les deux personnages se racontent des films. Le roman de Puig concerne deux hommes emprisonnés en Argentine dans les années 1970, dont l’un est détenu pour homosexualité – à l’époque elle était encore illégale – et l’autre parce que c’est un révolutionnaire marxiste. Ils sont dans la même cellule et ils entretiennent une conversation en boucle où l’homme queer décrit des scénarios de films pour faire passer le temps. J’ai aussi été influencé par Jaimé Manrique : la première épigraphe vient de lui. Il est l’auteur d’Eminent Maricones: Arenas, Lorca, Puig, and Me ; en gros, « eminent maricones » veut dire « d’éminents pédés ». Ce sont des écrivains queers d’une autre génération.   

Pourrait-on dire que, à l’instar de ce qu’Alex Haley a fait pour les Afro-Américains – projet repris par Toni Morrison et Colson Whitehead dans un registre plus littéraire – que vous avez créé pour les queers une sorte de Racines ? 

Les gens stigmatisés sont obligés de devenir très littéraires, leur vie de manière littérale constitue un roman, on essaie de rassembler diverses voix et influences, de réfléchir sur la connexion entre des descriptions narratives, des descriptions auto-narratives, et les témoins volontaires qui ont raconté leurs histoires. En plus, pour les gays, il y a le fait que la culture hétérosexuelle ne te demande pas d’expliquer l’origine de ton désir, alors que chez les queers, pendant longtemps – un peu moins maintenant –, on s’attendait à ce que tu le fasses : être queer, ça voulait dire, entre autres, réfléchir sur la question de l’origine de son propre désir. D’où vient cela ? Comment puis-je définir mon désir ? Qu’est-ce que je veux faire de ça ? Ce sont des questions littéraires.

Pardon de mon ignorance, mais quelle est la différence entre « gay » et « queer » ?

C’est une très bonne question : « gay » implique en général un rapport au genre qui est fixe et binaire, alors que le terme « queer » est plus politique, il ne présuppose pas une binarité genrée, il prend plus en compte la différence et la fluidité entre les genres. En Amérique on dit LBJG+, ça devient un peu fou, donc « queer » est un terme générique assez pratique qui nous permet de parler d’une gamme plus large de personnes que le simple terme « gay ». En même temps, mon roman est très gay : il y a beaucoup d’hommes gays dans ces pages. 

Justin Torres, Blackouts
Trois hommes qui marchent II, Alberto Giacometti © CC-BY-ND 2.0/Shinya Suzuki/Flickr

Blackouts est un titre associatif, polysémique.

Il s’agit de l’inconscient : le narrateur continue à avoir des blackouts (évanouissements, trous de mémoire), ces moments où il perd la notion du temps, il a une réaction intense au stress, il se sent soudainement submergé, écrasé. Sinon, c’est un roman sur ces suppressions éditoriales, ces effacements, il y a plein de poèmes effacés dans le roman, pour ne pas parler des pages effacées de l’étude.

Ces effacements faisaient-ils vraiment partie de l’étude ?

Non, c’est moi qui les ai faits, même si dans l’univers romanesque de Blackouts, on est censé comprendre que l’étude a été trouvée comme ça. En réalité, c’est moi qui ai écrit ces poèmes effacés.

À côté des effacements, il y a le thème de l’eau, comme lors de l’inondation dans l’appartement suivant le premier blackout du narrateur. 

L’inondation renvoie à Rimbaud, allusion récurrente dans mon roman. Il s’agit du poème Après le déluge, auquel je pensais pendant l’écriture. Il y a un vers dans ce poème où il écrit que la sorcière ne révélera pas ce qu’elle sait et que nous ne saurons pas. Je songe aussi aux fonts baptismaux comme étant un blackout, quand les choses sont complètement débordées, effacées. Après une inondation, quand l’eau se retire, tout a changé. 

S’agit-il d’une histoire érotique entre le narrateur et Juan, une sorte de gérontophilie ?

C’est un livre sur l’histoire des queers. Il suffit de remonter à l’époque de Socrate et de Platon pour voir des relations intergénérationnelles qui comprenaient l’endoctrinement, où l’homme plus âgé endoctrinait le jeune dans la culture et dans l’art d’être citoyen ; en partie, tout cela reposait sur une attirance homo-érotique : le vieux est attiré par la jeunesse et la vitalité, alors que pour le jeune, c’est la sagesse. C’est une dynamique classique dans la culture queer. Donc oui, absolument, il y a une sorte de frisson entre eux.