Laure Gouraige est entrée en littérature avec deux ouvrages brefs, percutants et ironiques : La fille du père et Les idées noires (P.O.L, 2020 et 2022). Le livre que je n’ai pas écrit, son troisième roman, plus ample mais d’un contour que l’on pourrait juger un peu moins net que les précédents, révèle peu à peu sa complexité, confirmant une voix singulière.
On y retrouve avec plaisir son ironie, son goût de la satire, son rejet du manichéisme, et une description tout à la fois enjouée et inquiète de nos existences. Le livre que je n’ai pas écrit propose un vrai et beau sujet : le désir de légèreté dans un monde en proie à la gravité et à la lourdeur des événements. « L’Afghanistan, pas mon problème », décrète la narratrice au seuil du récit. Mais a-t-on le droit à la légèreté dans un monde accablé de lourdeur ? Suffit-il de changer de ton et de registre pour changer son rapport au réel ? Et quel rôle la littérature peut-elle jouer dans la lutte entre la grâce à laquelle aspire l’être humain et la pesanteur écrasante de l’actualité ? Une comédie existentielle réussie qui n’est pas sans rappeler l’univers de Woody Allen.
Le livre que je n’ai pas écrit s’ouvre sur une revendication provocatrice de la narratrice : le droit à l’insouciance, alors même que domine chez elle le sentiment que « le monde s’effondre ». Les guerres, les violences faites aux femmes, l’actualité géopolitique pesante, tout contribue à donner à Gaïa l’impression d’un immense chaos. Son travail de journaliste dans le milieu de la mode et les relations compliquées avec ses parents, juges sévères de son œuvre d’écrivaine, ne contribuent pas à nuancer ce sentiment. Pour échapper à ses turpitudes, qui sont aussi pour partie celles de notre époque, Gaïa se réfugie dans l’écriture : « Je venais de terminer mon deuxième roman. Celui qui m’avait occupée deux ans, en grand remplacement de la Syrie ». La jeune femme use de la fiction comme d’un curatif, une façon de pallier le réel. Mais la tentative d’écrire un roman « drôle, gai et léger » a tourné à la Bérézina, la déprime a remplacé la légèreté. Le résultat est « lourd, plaintif, exprimant [s]on attirance pour le tragique ».
Résolue à fuir la gravité pour de bon, à ne plus se laisser plomber par le réel, Gaïa se met en tête d’écrire cette fois une comédie, presque un gros mot dans la terre sacrée et compassée de la littérature. Elle met en scène « Hermione, une galeriste de trente ans, [qui] observe le couple dysfonctionnel formé par ses parents » et qui est son « avatar dans une vie heureuse ». Si son projet est amené à évoluer, il répond à un impératif : faire de la littérature le négatif de sa vie, court-circuiter le réel, inventer une existence autre pour se détourner de la sienne, soumise à l’écrasante présence parentale, notamment paternelle. « Ne surtout pas écrire sur la vraie vie. » Tel est le mantra que psalmodie Gaïa pour elle-même, et appelé à demeurer un vœu pieux. La fiction, à l’instar de l’autrice, est malicieuse.
Enchevêtrant le récit de l’existence de Gaïa et celui d’Hermione, son personnage, le roman tisse un subtil jeu d’échos et de miroirs, sans jamais tomber dans la vaine sophistication ou le jeu pour happy few. Car l’écriture de Laure Gouraige n’est jamais spéculative ni désincarnée. Elle s’enracine au contraire dans nos existences, en éclaire les contradictions. Elle ne les résout pas. Car, ainsi que l’affirme Gaïa dans les premières pages du récit, « la littérature n’est pas une guérison ».
La dernière partie conduit d’ailleurs la jeune femme dans une résidence d’écrivains où une autrice réputée, aussi magnétique qu’évanescente, organise des ateliers d’écriture entrecoupés de jeûnes et autres injonctions à « se déposer ». Si cette partie offre une satire réjouissante des gourous du bien-être et de la résilience, elle interroge de façon plus métafictionnelle le rapport à l’écriture et ce que l’on pourrait nommer la littérature du care qui fait commerce – et bon marché ! – de l’éthique de l’empathie, et tire de ses promesses de réparation de juteux bénéfices.
Qu’elle traverse les superficialités et l’égocentrisme déconnecté de l’univers de la mode, bataille avec l’intellectualisme écrasant de parents un brin toxiques, qu’elle dévoile telle supercherie littéraire, ou converse par SMS avec ses amis, Gaïa ne fait qu’une seule et même chose : elle interroge le rapport de l’écriture à l’existence. Or celui-ci est guidé par un souci de la justesse – ce qui ne va pas sans un goût de la justice : justesse du ton, du regard, de la peinture des rapports humains. C’est une certaine éthique du littéraire qui est ici esquissée. En cela, les comédies existentielles de Laure Gouraige nous sont aussi agréables que précieuses.