Géographie des ténèbres de Marta Caraion est assurément un livre important et qui se doit d’être accueilli comme il le mérite. Tout en explorant une histoire familiale, personnelle, il nous offre la possibilité d’un récit de la Shoah par balles en Transnistrie.
J’utilise cette expression du père Desbois, la « Shoah par balles », parce que c’est un repère dans le langage courant, même si elle est en réalité hautement critiquable. En effet, si les morts par balles ont été innombrables en dehors de la destruction des Juifs dans les camps d’extermination, on doit y ajouter des morts par typhus, par faim, par noyade et aussi par le feu. Ajoutons que le père Desbois n’a pas l’exclusivité du travail de terrain, c’est-à-dire de la recherche minutieuse des lieux d’exécution, des fosses, des témoignages de la population et aussi, plus complexe, des meurtres d’un, deux ou quelques Juifs dans des circonstances qui diffèrent totalement d’une destruction des Juifs à la façon allemande, avec l’aspect ordonné, la maîtrise volontaire du chaos, l’organisation des tueries que l’on sait. Cette topologie de la violence avance à grands pas depuis de nombreuses années, mais elle se confronte sans cesse à une résistance nationale de la mémoire aussi bien en Pologne qu’en Ukraine ou en Roumanie, car elle ne peut s’étudier sans soulever la question de la participation directe des populations des pays de l’Est au meurtre, à la spoliation des Juifs, et l’action de dissimulation de ces crimes.
Professeur de littérature à l’université de Lausanne, Marta Caraion a longtemps tergiversé avant de se lancer dans cette histoire de famille. Cette pudeur, cette retenue, cette sidération aussi, elle a réussi à les transmuer en un fabuleux approfondissement d’une problématique connue, mais toujours aussi difficile à résoudre : comment étudier, historiquement parlant, des événements dont sa propre famille a souffert lorsqu’on n’est pas académiquement parlant un historien ou une historienne, mais que l’on souhaite engager toute la pugnacité dont on est capable pour rendre sur la page la vision la plus nette possible des événements, tout en maintenant, dans un exercice d’équilibriste dangereux, la portée émotionnelle d’une transmission familiale à la fois considérable et tronquée ? Et sans « éliminer ni domestiquer, pour reprendre les mots de Saul Friedländer, ce sentiment initial d’incrédulité » ?
Reprenons les faits : la mère de Marta Caraion s’appelle Valentina. Elle est née en juillet 1927, à Galati, ville roumaine, à proximité de la Bessarabie. Ses parents sont Sprinta et Isidor Berman. Sprinta vient de Kichinev (l’actuelle Chisinau), c’est donc une Juive de Bessarabie et Isidor vient d’un peu plus loin à l’est, d’Odessa, en Ukraine. Il a échappé en 1905, à l’âge de quinze ans, au grand pogrom d’Odessa. Ils sont tous les deux de culture russe. Les Juifs de la Bessarabie font partie de la zone de résidence que l’Empire russe a instaurée de la mer Baltique à la mer Noire pour y consigner les Juifs. Après la Première Guerre mondiale, la Bessarabie devient roumaine. La nationalité roumaine n’est pas acquise pour autant car la Roumanie, bien que fière d’être devenue la grande Roumanie, est réticente à accorder des droits civiques à ce quart de million de Juifs de Bessarabie qui se trouve dans cette région nouvellement annexée. Les tracasseries administratives peuvent sembler minimales comparées au calvaire des Juifs roumains déportés en Transnistrie, cette « gigantesque colonie pénitentiaire de 40 000 km que les Roumains vont considérer, à partir de l’automne 1941, comme leur “dépotoir ethnique” » (in Cartea Neagra de Matatias Carp), mais on est loin d’avoir fait le tour de la question de l’antisémitisme comme source permanente de violence et d’en tirer d’honnêtes leçons sur le racisme dans toutes ses modalités.
Fin 1928, la famille Berman est à Paris avec le père de Sprinta, Nuta Ciabricer. C’est peut-être ce vieil homme arrivé à Paris à l’âge de 71 ans qui est à l’origine de l’enquête de Marta. Son existence est à la fois avérée et en quelque sorte au bord du néant : Valentina, la mère de l’auteure, qui était alors une petite fille, se souvient à peine de lui, si ce n’est qu’elle n’était pas très attachée à ce grand-père et que la seule chose qui l’intéressait chez lui, c’était un petit couteau à beurre qu’il possédait. Il se trouve que Marta Caraion a travaillé sur les objets dans la littérature : Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle (Champ Vallon, 2020). Ce vieil homme, réduit par le récit familial à un couteau à beurre, sera un jalon essentiel pour comprendre quel lien Marta et sa famille entretiennent avec le judaïsme, avec la Bessarabie, avec le passé. Bien sûr, le récit du périple de Valentina et de ses parents qui vont aller en Transnistrie depuis Bucarest va donner à Marta Caraion le devoir et la charge de développer l’espace de son enquête aux dimensions de la Transnistrie, cet épouvantable espace de la mort, entre le Dniestr et le Bug, territoire inclus aujourd’hui dans l’Ukraine mais occupé en 1941 par les Roumains à la suite de l’opération Barbarossa.
Tout, en Transnistrie, est enfoui dans les plis de l’histoire si bien que l’effort de Marta Caraion, cet élan vers le passé, élan qui aurait pu être aussi géographique si le covid et la guerre en Ukraine n’avaient pas rendu le travail sur le terrain impossible, est aussi un effort pour diminuer à la hauteur d’un simple objet, le couteau, la machine à coudre de Sprinta : l’objet, dans sa dimension, contient tout. Et pour saisir ce tout de l’Histoire, il a fallu, à l’instar du génie du conte d’Aladin, rentrer dans l’espace minuscule de l’objet, se faire une place dans les souvenirs familiaux, à leur façon incongrue de s’emparer des oreillers récupérés à Kichinev par le père de Valentina, la machine à coudre de Sprinta qui lui permet de subsister, le couteau à beurre du grand-père, peut-être pour préserver un passé intransmissible par le moyen de la métonymie, mais en premier lieu pour se préserver eux-mêmes.
Valentina et ses parents retournent en Roumanie en 1933, suite à l’expulsion, probablement à cause d’une faillite commerciale, du père de Valentina, Isidor. Valentina va à l’école à Bucarest, elle apprend le roumain. À partir des années 1934-1935, les lois raciales plongent toute la population juive dans l’angoisse. Le décret-loi de 1938 de révision de la citoyenneté annule le traité des minorités signé par la Roumanie à l’issue de la Première Guerre mondiale. Il s’ensuit « qu’un tiers de la population juive, majoritairement en Bessarabie, devient du jour au lendemain apatride, accusée, avec une propagande d’État massive, d’avoir illégalement envahi le pays. » Sprinta « fait partie de ces Juifs que le gouvernement appelle désormais officiellement des vagabonds […] ou, variante lexicale, déchets, pour reprendre les termes du Premier ministre, Octavian Goga, l’éminent poète qui, en 1927, on se le rappelle, plaidait déjà pour l’expulsion des parasites ».
Nous sommes à l’automne 1940. La question, celle de tous les Juifs en Roumanie, est la suivante : où aller ? Dans un chapitre tout à fait extraordinaire, Marta Caraion dévoile les atermoiements, les prises de décision qui ne tiennent qu’à un argument, mince comme un cheveu. Les Berman décident de partir vers Odessa. Au même moment, le père de Serge Moscovici, après une nuit d’insomnie, annonce à son fils qu’il a décidé qu’ils resteraient à Bucarest. Vous découvrirez dans le livre de Marta Caraion la façon dont sa mère et sa grand-mère ont pu échapper à la mort, cela tient à une sorte de jeu du destin qui ne correspond à aucune loi et à aucun système et aussi à l’aide improbable de quelques Roumains qui, comme ces 35 Justes que les légendes juives évoquent, sauvegardent le monde en ignorant eux-même la portée de leur action.
L’« abjectologie » dont parle Marta Caraion dans son ouvrage sur les objets, en évoquant par exemple la façon extraordinaire dont Victor Hugo évoque les égouts (voir la traversée des égouts par Jean Valjean dans Les Misérables), est à l’œuvre, en Roumanie, sur une population. Si dans la littérature, l’égout engloutit la mémoire, mais en est aussi le révélateur, « au croisement d’une variation topique sur le thème ancien des vanités et d’un questionnement très vif au 19e siècle sur la possibilité de reconstruire des mondes à partir de traces infimes », si l’objet est, pour résumer, en littérature, source d’un fantasme archéologique, les êtres humains qui ont été traités comme des déchets, comme des choses abjectes, ne permettent pas le même déchiffrement sémiologique. Ils ne se laissent pas facilement « traiter » à nouveau, y compris par la mémoire. Mais ce n’est pas qu’une posture psychologique, les années d’après-guerre et le joug soviétique perpétuent la terreur : Valentina est arrêtée en 1958, condamnée à quinze ans de prison, le père de Marta Caraion, Ion, à la peine de mort (commuée en travaux forcés à perpétuité). Ils seront tous les deux libérés en 1964. En 1981, Valentina et Ion quittent la Roumanie, laissant derrière eux Sprinta qui mourra l’année suivante. Le récit de sa mort est déchirant.
Marta Caraion nous propose une compilation impeccable des archives et des témoignages concernant la Transnistrie, mais elle sait respecter le silence, la peur de dire, l’oubli, la manière troublée de raconter la vie lorsqu’elle a été broyée et les empêchements divers de la mémoire dont elle est aussi l’héritière. Le malheur ne se dit pas sans silence. Pour reprendre les termes de Siegfried Kracauer, Marta Caraion n’élimine pas « toutes les fissures, les pertes, les faux départs, les incohérences que comporte la réalité ». La Transnistrie fut cette réalité incohérente, cette fissure dans le tissu européen.