Conque, le deuxième roman de Perrine Tripier, approfondit sa réflexion sur l’emprise du passé, qu’elle avait amorcée dans le premier, Les guerres précieuses (Gallimard, 2023). Porté par une langue qui parcourt toute la gamme des sensations, il se lit comme une fable vertigineuse sur l’usage politique des mythes.
Dans un pays qui ne sera pas nommé, des fouilles archéologiques mettent au jour d’imposants vestiges, ceux des légendaires Morgondes. L’Empereur voit là l’opportunité d’associer à son règne le prestige du peuple des origines, dont on ne sait presque rien sinon qu’il fut glorieux. À sa demande, l’historienne Martabée Gaeldish est réquisitionnée pour tenir la chronique des fouilles et déchiffrer les découvertes qu’elles feront surgir. L’Empereur ne fait pas mystère de ses attentes : ce récit de la grandeur passée devra inspirer panache et fierté à ses sujets. Martabée accepte la mission, mais très vite une inquiétude l’étreint : « c’était un guet-apens, peut-être le pire projet de sa vie ; ce serait à elle d’articuler le mythe à l’Histoire, de faire concorder les chants aux résultats des fouilles ». Entre le souverain et l’universitaire, s’engage un jeu trouble au cœur duquel Perrine Tripier explore les tensions entre écriture de l’histoire, exercice du pouvoir et domination masculine.
Les guerres précieuses égrenait les souvenirs d’une narratrice si éprise de sa propre enfance qu’ils baignaient dans un merveilleux de plus en plus suspect, trop rutilant, trop harmonieux. De cette mémoire ensorcelant le langage, Perrine Tripier tirait les éléments d’un livre à la fois tendre et oppressant. Au contraire, la protagoniste de Conque affiche pour commencer sa réticence. Elle se méfie de ce que l’Empereur voudrait lui faire écrire. Mais, dans ce nouveau livre, le passé est une fois encore une puissance enchanteresse. Dès sa première visite sur le chantier de fouilles, un vertige saisit Martabée tandis qu’elle aperçoit des sépultures titanesques édifiées dans des carcasses de cétacés : « On avait découvert, entre les côtes miraculeuses des baleines, des centaines de squelettes d’hommes. Couchés près d’une longue épée rouillée ou d’une lance en métal verdi, les guerriers morgondes dormaient là, au creux des baleines qu’ils avaient chassées, voyageant vers les entrailles de la mer où résidait leur infini. » Ces découvertes et les suivantes arriment les ancêtres à leur légende. Grandeur, puissance, raffinement extrême, tout est là. En vertu d’un étrange accord entre les fantasmes et les faits, le mythe rejoint la vérité. Martabée peut donc commencer à écrire, comme l’Empereur l’espérait, le roman exaltant des origines nationales. Ses bulletins sont publiés dans un grand quotidien. Certains d’entre eux ponctuent le roman de Perrine Tripier. Dans une langue simple et enthousiaste, Martabée y narre qui furent les Morgondes. Parfois, l’Empereur lui demande d’insérer une phrase de son cru. La rédactrice obtempère, pas le choix.
Cependant, la réticence initiale ne s’est pas tout à fait dissipée. Mais un déplacement s’opère : à mesure que Martabée s’enivre devant la splendeur des Morgondes, le roman incite ses lecteurs à questionner ces fouilles révélant des ancêtres un peu trop augustes. Plus l’historienne y croit, plus le style envoûtant de Perrine Tripier devient lui-même objet de doute. Un malaise s’installe, aussi insistant qu’indécis : quelque chose ne va pas dans cette reconstitution, mais quoi ? Qui ment ? Quelle est la nature de la faute ? Comme dans son premier roman, c’est par l’eau et ses métaphores que l’autrice distille des notes inquiétantes. Un jour, la mer ressemble à « un bouillon de sorcier, où auraient mijoté de longues anguilles d’argent ». Plus loin, les voitures elles-mêmes sont des « anguilles orageuses sur le pavé » et le soleil « se précipit[e] en vagues orange et roses sur les façades ». Le monde devient liquide, on devine des formes hideuses sous les scintillements de la surface, le roman tourne au thriller.
Là où Les guerres précieuses peinait à se déprendre de ses harmonies pour exposer la folie de sa narratrice, le nouveau livre de Perrine Tripier accomplit une mue audacieuse en déréglant son écriture. Page après page, des mots se répètent, entêtants : « volutes », « serpent », « sinueux » ou « bossuer », par exemple, comme pour révéler incidemment des aspérités que Martabée ne peut pas voir. Le trouble contamine la phrase, qui se fait par endroits opaque en malmenant la logique : dans une maison, les plafonds sont « courts » ; ailleurs, un escalier est « illuminé de nuit fauve ». Le roman est ainsi traversé de torsions et d’impossibilités, comme si le monde ne se laissait plus réduire à l’ordre du langage. Cette résistance, quelle signification lui accorder ? Tandis qu’on excave, dans la zone 6 du chantier, un gigantesque bâtiment de pierre sombre, Conque laisse pressentir que le récit des origines va connaître une terrifiante inflexion. Sur le bas-relief qui fait le tour de l’édifice, « Les hommes sculptés là traînaient contre la pierre des pénis sommaires et massifs, qui jaillissaient turgescents et s’entrecroisaient à l’infini. À l’extrémité de ces membres se tordaient des danseuses lascives, les premières figures féminines qu’on ait trouvées dans les représentations morgondes. »
Qui voudra voir ce que furent vraiment les héros du passé ? Le devoir de l’historienne est de révéler l’enfoui et l’innommable, mais il l’expose désormais à perdre bien plus que ses illusions. Choyée par l’Empereur, Martabée habite une somptueuse villa qu’il lui a allouée. À la chroniqueuse de la grandeur originelle doivent aller les meilleurs vins, les plus belles étoffes, les plus riches ornements. Descriptrice inspirée, Perrine Tripier sait dire les séductions de la matière, avec un souffle et une minutie qui rappellent les morceaux de bravoure de Zola. Mais ces plaisirs offerts à Martabée dessinent le périmètre de sa servitude. Capricieux, puéril, hégémonique, l’Empereur veut imposer un récit sans contradiction. Son bon plaisir d’homme puissant est en jeu, comme lorsqu’il fait dresser le portrait putatif d’un Morgonde qui lui ressemble trait pour trait. Mais une raison plus impérieuse le pousse à favoriser la légende au détriment des faits : fragile et menacé, son peuple, il en est convaincu, a besoin de s’unir « sous la bannière d’un passé commun ». Habilement, le roman dresse deux courages l’un en face de l’autre, celui de tout dire et celui de tout cacher. Le plaidoyer de l’Empereur en faveur du silence est aussi glaçant que persuasif.
À travers l’itinéraire d’une savante aux ordres d’un despote, Conque convoque brillamment les spectres des totalitarismes passés aussi bien que les menaces d’un nouveau storytelling d’État, celui qui, dans l’Amérique d’aujourd’hui par exemple, entend soumettre le travail des historiens aux commandements supposés de la morale. L’écriture de Perrine Tripier drape ce cauchemar dans une étoffe soyeuse et chatoyante. Qui rédigera le prochain bulletin ? Pour dire la violence des ancêtres, Martabée devra braver celle de leur héritier.
Écrivain et cinéaste, Xabi Molia vient de publier son septième roman, La vie ou presque (Seuil, 2024).
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