Monter les mémoires

Mathias Gardet poursuit ses fouilles dans les dossiers des jeunes mineurs du Centre d’Observation de Savigny-sur-Orge, entre 1945 et 1963, cette fois auprès de 150 jeunes Algériens. Selon une approche originale, rythmés par des documents d’archives, des plans et des dessins d’adolescents qui glissent imperceptiblement du noir et blanc à la couleur, des portraits d’écorchés vifs nous parviennent, ballotés entre les deux rives de la Méditerranée.

Mathias Gardet  | Nous sommes venus en France. Voix de jeunes Algériens, 1945-1963. Anamosa, 448 p., 26 €

C’est une formidable découverte accidentelle que Mathias Gardet tient en main depuis vingt ans, plus de 15 000 dossiers de jeunes placés dans le centre public d’observation de Savigny-sur-Orge, une des premières institutions créées par la toute jeune direction de l’Éducation surveillée du ministère de la Justice en 1945. Centre de triage, pour reprendre le vocable de l’époque, il s’agit en quelques mois d’orienter les jeunes, dans un centre d’apprentissage, un foyer éducatif, un institut de rééducation ou encore une famille d’accueil. En cas de désobéissance, ce sera le rapatriement.

Ces dossiers forment un appareillage d’écritures sans précédent porté par les nouvelles sciences humaines de l’époque, férues de tests et d’examens en tous genres. La passion de l’adolescence, les tests Binet-Simon pour évaluer les quotients intellectuels, les tests projectifs, le Rorschach, toute une ardeur enthousiaste pour l’expression écrite afin de poser des diagnostics (des plus comiques).

Cette fois, l’auteur fait le choix de 150 dossiers de mineurs algériens, de jeunes trouvés dormant dans les rues ou arrêtés pour de menus larcins ou encore par le signalement d’un voisinage inquiet. Puis, dans cette épaisseur, l’auteur découpe une fine strate de documents passionnants, des rédactions, des dessins, des autobiographies, des tests sous couvert de questions naïves. 

Copieux, chaque dossier se compose de centaines de pages écrites en quelques mois, par couches successives en trois distributions. La première contient la correspondance de l’inspecteur de police, de l’éducateur, du juge et du mineur qui proteste. Ces lettres présentent un contour historique du placement, les plaintes du jeune adolescent et son rapport à l’institution.

La seconde couche est formée par les écrits des mineurs interceptés, recopiés pour être lisibles, parfois censurés. Ces lettres, ces billets et ces petits mots s’adressent souvent à la famille, aux amies, aux alter ego. Ainsi conservées, ces traces pouvaient constituer des éléments à charge auprès du tribunal, révéler les signes d’un trouble psychologique ou encore signaler une immoralité condamnable, et par là le document sera confisqué « à toutes fins utiles ».

Mathias Gardet, Nous sommes venus en France. Voix de jeunes Algériens, 1945-1963
Dessin d’un jeune placé dans le centre public d’observation de Savigny-sur-Orge © D.R.

La troisième strate range toutes les « expressions de soi » fournies par des tests, exercices, jeux, questionnaires, jeux de cube, libre récit, atelier d’écriture avant l’heure. Et l’on ne se prive pas ! Que ce soit un récit autobiographique, une rédaction sur un thème donné ou encore des dessins (des exercices suscités par un éducateur ou un psychologue).  

Ce dernier ensemble compose les 500 pages de l’ouvrage, une centaine de planches photographiques témoignant d’un itinéraire, d’une condition sociale, d’un état d’esprit, d’une façon de se conduire, d’une récrimination ou d’une souffrance. C’est par la main de l’enfant, ses écrits de peu, ses dessins, ses réponses consignées, que nous parcourons sa propre migration d’Algérie à Paris, l’expulsion de sa famille, les petits métiers de rue, le garni et le pain partagés, la violence des réseaux. De plain-pied dans le centre d’hébergement des Algériens célibataires, dans les baraquements sur des terrains vagues, tout près de l’usine d’incinération des ordures, la récupération se fait active.

Alors que la parole de l’enfance des années 1950 a laissé peu de traces, nous voilà invités à abandonner la tour de garde institutionnelle au profit de ces récits et de cet imaginaire, d’une vision acérée sur ce ballotement entre deux mondes, leurs propres rêves et leurs déconvenues, les désirs et les menaces dangereuses.

Tout débute par une injonction. Des travaux pratiques et réflexifs en classe. « Écris au juge pour lui dire ce que tu penses de ton placement » ; « Dis-moi tout ce qui te passe par la tête sans réfléchir » ; « Raconte la journée d’un agent de police » ; « Si tu avais le pouvoir de te transformer en animal, qu’est-ce que tu choisirais et pourquoi ? » ; « Raconte une journée que tu aimerais vivre » ; « Si tu étais invisible, qu’est-ce que tu ferais ? » Au fil des semaines en internat, la confiance aidant, les questions arrivent sur un registre plus direct. « Peux-tu décrire les six principaux événements de ta vie » ; « les événements heureux et malheureux », « ton dernier dimanche de liberté »…

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Chaque chapitre de l’ouvrage s’ouvre ainsi sur une question adressée aux adolescents. Que ce soit « décris ta famille et ton logement en Algérie » ou « pourquoi es-tu parti ? comment es-tu venu ? », ou bien « où est-ce que tu as travaillé ? » ou encore « as-tu déjà couché avec une femme ? » Un reflet nous parvient, au ras du quotidien et à portée de vue.

Parce que les jeunes répondent à des questionnaires et à des injonctions, de nombreuses postures sont attendues. Pour autant, ça déborde. Certains expriment des propos revanchards contre l’ordre établi, d’autres annoncent leurs codes d’honneur au sein de leur bande, leurs embrouilles avant leur arrestation, révèlent quelques ruses. Astreints à l’écriture, au dessin, soumis à des questionnaires sous forme de jeux, les pensionnaires « lâchent le morceau » : leur abandon par leur famille, leurs perceptions de Paris la nuit, les hôtels minables du 18e arrondissement, les modes de survie et les réseaux de protection entre le bidonville de La Courneuve et Constantine, Boulogne-Billancourt (usine Renault) et les hauteurs de Kabylie, les garnis de Saint-Denis et Alger.

Tout un monde s’ouvre au lecteur qui doit lui-même fabriquer du sens ; prendre son temps pour émettre ses propres hypothèses ; tisser des liens entre les mémoires perdues et reconstruites. En cours de route, mille situations surgissent : le travail de ces enfants dès treize ans, la bergerie et ses moutons, la mise en caisse des dattes, coursier ou messager, mise en sachet des figues, cireur de rue, vendeur à la sauvette de peignes, ceintures et rouge à lèvres, porteur aux Halles, charretier, jardinier, porteur de valise… bref, une enfance travailleuse et soumise aux occasions de trouver le sou, surveillée par l’ainé et prête à subir quelques châtiments.

Dans leur récit de vie, les scènes-clés ont lieu soit dans un grand hangar en tôle, soit dans un bidonville ou un hôtel, intérieur-nuit, ou plutôt au bord du soir. Parfois, une déprime précède les agapes. Tandis que son compagnon d’infortune découpe oignons, tomates et pommes de terre, les yeux de Slimane se mouillent par les vapeurs d’oignon. Mais pas seulement. Car il faudra déménager, encore et encore, d’hôtel meublé en hôtel meublé. Il faudra dormir à six dans une chambre et subir des réprimandes. Et les nuits ? Comment filles et garçons consentent « sans résistance au désir d’autrui » se lira dans le chapitre « As-tu déjà couché avec une femme ? ». Otages de violences des deux côtés. Les désirs en lambeaux. Dévastés. 

Mathias Gardet, Nous sommes venus en France. Voix de jeunes Algériens, 1945-1963
Dessin d’un jeune placé dans le centre public d’observation de Savigny-sur-Orge © D.R.

Pourquoi es-tu parti ? Comment es-tu venu ? Nous sommes au fil des jours, au gré des escapades de Mokhtar et de tant d’autres, de leurs révélations sur leur passé. Autant dire une dynamique de face-à-face, confrontation de deux modes de vie, deux morales, une école du regard et du respect contre l’apprentissage de la débrouillardise. 

On aurait une idée fausse de ces récits en s’imaginant des portraits misérabilistes, une version ancienne de la prise en charge des gosses de la rue. Car se distillent allègrement des effluves de comédie, de bonheurs discrets, le goût du jeu et les curiosités de l’adolescence, avec ses souffrances doucement écrites. 

On aurait une fausse appréciation en répétant que ces écrits ne sont qu’un miroir déformant de l’institution, une source de reconstitution élaborée a posteriori, alors qu’en contrechamp vient à petits pas une chronique tendre et rude, le front contre la réalité de cette jeunesse algérienne malmenée jusqu’au tourment.

Car dès 1945 pèse sur la tête de chacun d’entre eux une lourde menace : le retour forcé en Algérie. En cas de désobéissance, ce sera pour Abas « son rapatriement pour l’Algérie », pour Abès, « une remise à son frère ainé, Abdelkarim, pour être transféré au centre d’observation de Marseille chargé de son rapatriement », « en conclusion de l’accueil d’Ahcène, le directeur préconise un retour au pays natal », pour Ali, ce sera « l’institution publique de l’Éducation surveillée de Birkadem près d’Alger », Alloua sera « remis à sa sœur pour l’accompagner en avion le 20 mai 1952 ». La longue durée du rapatriement, une chose sérieuse, une lourde affaire en devenir.

Saluons ce formidable montage de récits d’une force inouïe. Tout frappe, chaque détail, chaque conduite, chaque observation, portés par des mots simples et crus. Cette veine attentive aux mots des gosses, qui tamise le quotidien, épingle miracles et absurdités, qui renoue avec une anthropologie des écritures où transpirent le racisme ordinaire des années 1950, les théories sur l’hérédité, la fameuse culture d’origine, ces peurs qui se transportent jusqu’à notre présent.