Ça ira ! 

Bien que sorti des presses avant l’été, le livre d’Olivier Bétourné sur la mort de Louis XVI semble un écho au défilé d’ouverture des Jeux Olympiques, dont la Marie-Antoinette décapitée a fait couler presque autant d’encre et d’indignation que le tableau « Festivité ».

Olivier Bétourné | La mort du roi. Louis XVI devant ses juges et face à l’histoire. Seuil. 315 p., 23 €

L’historien Patrick Boucheron, chargé de « veiller à la cohérence globale du récit », a expliqué dans un entretien qu’il fallait y voir l’équivalent ironique de l’ouverture des Jeux à Londres par Elizabeth II : Marie-Antoinette est « à la fois une sainte céphalophore et une icône pop », d’inspiration grand-guignolesque. Quant à « Festivité », l’autre sujet de scandale, c’était une « célébration de la scène parisienne où la musique, la gastronomie et la mode sont ouvertes au monde ». Le but du récit, porté par la puissance évocatrice de la Seine et la force de ses monuments, était de montrer une société en fusion, déjà, plutôt qu’un « rapport empesé avec notre histoire ».

Pari admirablement réussi. Que Thomas Jolly, le talentueux maître des cérémonies, se soit inspiré de la Cène ou du Festin des dieux de Jan van Bijlert, qui avait le premier détourné la toile de Vinci, peu importe. La dénonciation tonitruante « des scènes de dérision et d’ironie » a surtout affiché les préjugés de ceux qui ont vu dans ce banquet une caricature railleuse plutôt qu’une invitation aux nombreux exclus des générations antérieures à s’approcher de la table commune (comme le Christ à Marie-Madeleine, quand les pharisiens de l’époque hurlaient au blasphème). L’indignation vertueuse des deux extrêmes, au moment où dans d’autres pays qui ont censuré cette partie du spectacle, drags, trans ou gays risquent la mort, montre assez qu’en France ils n’y sont toujours pas bienvenus.

Cela dit, peut-être aurait-on pu célébrer d’autres acquis de la Révolution, ceux qui ont inspiré toute l’Europe, que la tête tranchée de Madame Veto. L’image rappelait trop le sort tragique de Samuel Paty pour ne pas choquer, singulièrement déplacée en ce jour anniversaire de l’assassinat du père Jacques Hamel, deux victimes de fanatiques religieux. Cependant, pour Olivier Bétourné, le passage devant la Conciergerie évoquait un martyre, celui de saint Denis que le Moyen Âge avait consacré premier évêque de Paris, sans dérision ni désir de fêter un épisode sanglant.

Olivier Bétourné, La mort du roi
Procès de Louis XVI à l’Assemblée de la Convention Nationale, salle du Manège du palais des Tuileries, 11 décembre 1792 © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

Ambivalence que l’on retrouve dans le procès de Louis XVI.  Analysant naguère les luttes complexes entre groupes révolutionnaires pendant les mois décisifs, un autre spécialiste de la Révolution, Jean-Clément Martin concluait que l’exécution n’était pas  « une cérémonie sacrificielle mais un acte politique et politicien1 ». Olivier Bétourné reprend l’enquête. Avant d’entrer dans le vif du sujet,  La mort du roi consacre une quinzaine de pages à la routine quotidienne de la prison du Temple, où est logée la famille royale avant le transfert de la reine à la Conciergerie. Bétourné s’appuie sur une ample bibliographie pour approcher chaque protagoniste du drame qui se noue entre la prise des Tuileries et l’exécution du roi, d’abord lui et son entourage, épouse, sœur, enfants, valets, gardiens, puis les conventionnels qui voteront pour ou contre la sentence. Objectif déclaré, comprendre la logique qui a conduit Louis XVI à l’échafaud, et nourri durablement le fantasme d’une égalité absolue.

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Il fallait évidemment faire un choix dans l’abondance des sources primaires. Bétourné se concentre sur les débats procéduraux et l’éventail des engagements politiques, des plus modérés aux plus radicaux. Avant d’arriver au vote décisif, l’Assemblée doit trouver un accord sur le mode de jugement. Justice constitutionnelle, tribunal ordinaire, procédure d’exception ou condamnation sans procès ? À la prison, l’exil, ou la mort ? Certains soulignent qu’ils sont des législateurs, non des juges, que la décision quelle qu’elle soit devrait faire l’objet d’un appel au peuple. Les départements se plaignent des atermoiements de la « dictature » parisienne, les conventionnels se méfient de la Commune. Même si  les « iniquités des Bourbons » sont évoquées, Louis ne doit pas être jugé sur les actes de son règne « de droit divin » mais sur ses faits et gestes depuis qu’il a ratifié la Constitution le 14 septembre 1791. Laquelle le protège par le principe d’inviolabilité. Mais qu’il a lui-même violée en faisant tirer sur le peuple, objectent leurs adversaires.

De toute façon, il n’est plus roi, et doit donc être jugé comme un simple citoyen. Saint-Just, Robespierre arguent qu’il ne relève pas du droit civil ou positif, mais du droit des gens, applicable à l’ennemi en temps de guerre : « le procès du tyran, c’est l’insurrection ». Les uns citent l’exemple de Junius Brutus qui fit bannir Tarquin au lieu de le tuer, les autres l’Histoire véridique et impartiale du procès de Charles Ier qu’on trouve sur toutes les tables des libraires et vendue par les camelots à toutes les entrées de l’Assemblée nationale, rapporte un médecin écossais, John Moore, qui a assisté avec horreur au massacre des gardes suisses. Il suit de près les débats à la Convention dans la loge du logographe réservée aux rédacteurs du Journal national, se partage entre le club des Feuillants et celui des Jacobins, juge sévèrement les propos inflammatoires et les entorses faites au droit. Selon lui, l’amour de la liberté est parfaitement compatible avec l’attachement à un monarque du moment que celui-ci respecte la Constitution, mais en France  les enfants de la liberté sont le fruit d’une greffe récente, elle s’exerce au détriment de la monarchie. Il rapporte aussi cette phrase d’un conventionnel : « Charles Ier eut des successeurs, les Tarquins n’en eurent point»2.

C’est tout l’enjeu des débats, dans une guerre à mort que les Girondins semblent près de remporter contre les Montagnards. Entre ceux qui veulent sauver le roi et ceux qui jugent sa mort indispensable à la survie de la République, le rapport des forces s’inverse à plusieurs reprises sous l’effet de la puissance oratoire, où « le règlement de comptes l’emportait parfois sur le souci du bien commun », note Bétourné. Souvent même, avec furieux échanges d’accusations et d’insultes. Le pouvoir de l’éloquence est tel que l’auditoire applaudit tour à tour des plaidoyers pro et contra. Le roi est accusé de double jeu, mais il n’est pas le seul. Le détail des conflits de procédure, des scissions au sein des deux grands partis opposés, des retournements d’alliance, donne le sentiment jusqu’à la fin que tout peut encore basculer, qu’aucune passe d’armes n’est définitive, qu’on rejoue  La guerre de Troie n’aura pas lieu. Les débats se prolongent sur scène. Début janvier, la Commune exige l’interdiction d’une comédie donnée au Théâtre-Français, L’Ami des lois, dont le héros, un ci-devant noble converti aux idées nouvelles, dénonce les excès populaires encouragés par de faux patriotes. À la veille des votes, un arrêté de la Commune ordonne la fermeture des salles, mesure « liberticide » que casse le président de la Convention. Mais la loi du 2 août 1793 rétablira la censure des théâtres. Rappelons ici qu’en Angleterre, après la guerre civile, ils resteront fermés dix-huit ans. Comme des comédiens sur la scène du monde, les conventionnels défendent leur position dans un vaste débat contradictoire, chacun conscient du retentissement mondial qu’aura leur décision, du jugement que portera sur eux la postérité. Au premier interrogatoire, quand Louis fait son entrée portant les couleurs de la reine tel un chevalier médiéval, ils sont sidérés, mesurant sans doute le gouffre entre leur univers mental et celui dans lequel le roi évolue.

Olivier Bétourné, La mort du roi
« Exécution de Louis Capet, le 21 janvier 1793 » © CC0/WikiCommons

Comparant pour finir les régicides français et anglais, Bétourné note que le chef d’inculpation était le même, haute trahison, et mineures les différences de procédure, entre une cour de justice issue du Parlement et une assemblée des représentants du peuple, mais que la monarchie anglaise est sortie renforcée de l’épreuve, alors qu’elle a été éradiquée en France. Ici, l’historien relit la fameuse théorie des deux corps du roi et analyse sa variante française, citant à l’appui Ernst Kantorowicz, « le continent n’a jamais proposé un parallèle exact au concept ‘physiologique’  anglais », qui a permis de tuer le corps naturel sans remettre en cause sa sacralité. Sauf qu’elle a été vidée de sa substance. En vertu du Bill of Rights de 1689, à l’issue de la Glorieuse Révolution, le roi ne peut exercer aucune action sans l’accord du Parlement. Les Stuarts ont été les seuls de l’histoire britannique à se proclamer rois de droit divin, leur restauration n’a guère duré plus longtemps que celle des Bourbons, et leurs successeurs jusqu’à nos jours n’ont conservé du pouvoir que sa dimension symbolique. Le Parlement fait partie intégrante du monarque, notion que résume l’expression « King-in-Parliament », dont le plus absolu des rois anglais, Henry VIII, reconnaissait au moins en paroles la souveraineté, au point que le Parlement a pu déclarer la guerre au roi Charles, le faire juger et exécuter « au nom du Roi ». En France, la République inverse le principe de légitimité en installant le peuple souverain à la place du monarque, et assume sa fondation sanglante. 

Le procès de Louis ne fut ni juste ni équitable, conclut Bétourné, mais il ne pouvait l’être, et le roi fut sans doute le premier à le comprendre. Son exécution fut comme un baptême : « sous les yeux d’un peuple apaisé s’est opéré le transfert de sacralité ». On avait quand même pris la précaution de disposer 80 000 hommes armés entre le Temple et le Carrousel où était dressé l’échafaud, et 20 000 sur la place entourés de pièces d’artillerie, encore plus que les effectifs mobilisés pour les Jeux Olympiques. Le plus troublant, dans ce portrait de l’Assemblée conventionnelle, où la véhémence des débats doit relativement peu au souci de la justice et de l’intérêt commun, c’est le miroir qu’il présente à celle d’aujourd’hui. Que deux partis avides de gouverner se détestent, c’est chose courante, notait le voyageur écossais, mais le degré de rancœur atteint en France dépasse tout ce que lui-même a connu en Angleterre, et, espère-t-il pour le crédit de l’humanité, dans tout autre pays. Avons-nous beaucoup changé depuis ?


  1. Jean-Clément Martin, L’Exécution du roi, 21 janvier 1793, Perrin, 2021.  ↩︎
  2. John Moore, A Journal During a Residence in Francefrom the Beginning of August 1792… to the Death of the Late King of France, Londres, Robinson, 1793, vol. II, p.  276, 135-36, 150. En marge des débats, il fait une large place aux événements militaires, et aux réactions qu’ils suscitent à l’Assemblée.  ↩︎ ↩︎