Haïkus libres

Comme le vers libre inventé à la fin de notre XIXe siècle, et, à la même époque, les haïkus « modernes » créés par Masaoka Shiki (né un an avant la révolution de Meiji), les haïkus libres se libèrent du rythme traditionnel de trois vers de 5, 7 et 5 syllabes, comme de l’obligation de mentionner d’un mot l’une des quatre saisons. Ils n’en demeurent pas moins fidèles à l’extrême brièveté originelle, tout en traitant de sujets beaucoup plus variés, en particulier tirés de la vie quotidienne et contemporaine. L’un des grands maîtres de cette nouvelle forme est Ozaki Hosai (1885-1926) dont la présente édition, illustrée de photos de la vie du poète, remarquablement soignée et présentée, offre en transcription phonétique et traduction littérale un florilège qui suit pas à pas sa courte biographie.

Hôsai | Pèlerin des nuages et des eaux. Édition bilingue par Rikako Fujii et Dominique Chipot. La Table Ronde, 282 p., 24 €

Comme celle de tant d’artistes japonais, marginaux dans leur propre société, l’existence d’Hôsai est marquée par l’inadaptation au monde, l’alcoolisme et l’acheminement, plus ou moins volontaire, vers une solitude que de solides et fidèles amitiés adoucissent à peine. Le pseudonyme qu’il choisit à vingt-trois ans (« celui qui a lâché prise »), un an avant de sortir diplômé de Todaï, la prestigieuse université impériale, ce label qui ouvre toutes les portes, dit assez la conviction intime d’un garçon déjà adoubé comme poète et promis au plus bel avenir mais qui ne croit pas que pour lui les lendemains chanteront.

Ozaki Hôsai
Ozaki Hôsai (1885-1926) © CC0/WikiCommons

Tenté par le bouddhisme zen, n ‘a-t-il pas compris qu’il n’atteindrait jamais l’illumination promise par les moines de Kamakura ? Aussi entre-t-il, après une déception amoureuse, à vingt-sept ans, dans la vie ordinaire en faisant un mariage arrangé, donc sans amour, l’année même où il est recruté par une compagnie d’assurance. Il y grimpe les échelons jusqu’à devenir directeur-adjoint de la succursale d’Osaka, la cité commerçante. Dix ans plus tard, démis de ses fonctions pour ivrognerie, il retrouve un emploi en Corée, colonie japonaise, mais n’y reste qu’un an, de nouveau licencié pour la même raison, et rentre à Tôkyô trois mois après le terrible tremblement de terre qui dévaste la ville. Il divorce alors, rejoint des communautés de « repentance ». Désormais errant de monastère en monastère, moine laïque, malade, il succombe au printemps 1926 à la tuberculose, dans un temple de l’île de Shôdoshima où il a trouvé refuge grâce à l’appui d’un ami. Il a quarante et un ans.

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Jamais de regard surplombant, lointain ou supérieur. Toujours une sensualité délicate […] Merveille que cette poésie à fleur de peau.

Et des milliers de haïkus à son actif (dont 3 000 écrits dans les huit derniers mois de son existence !). De très grandes réussites poétiques jalonnent ce parcours accidenté, mais la dernière période (ces huit mois de passion, au sens chrétien du terme) est la plus belle. Elle occupe à juste titre 70 pages de cette anthologie.

Ce qui frappe, dans les 212 haïkus retenus pour cette section, c’est assurément la prédominance des notations concrètes, autobiographiques, et le plus souvent suscitées par un détail naturel, une rencontre, une vision fugace et familière, par exemple celle-ci, un simple flash d’une simplicité charmante : « En pleine tempête / la mère et son enfant / en train de dîner. » Ou bien la mention d’une recette de cuisine, le souvenir d’un geste, une minuscule anecdote mettant en scène un pêcheur, un constat objectif qui, à lui seul, fait un poème : « Un peu de mer / de mon unique fenêtre / toute petite » ; « Gentiment / une libellule vient se poser / sur mon bureau triste ». Mais il faudrait tout citer, se laisser porter par le charme si particulier, si modeste, de cette mélodie issue d’une âme souffrante et sublime d’effacement, non point détachée de tout mais sensible à la moindre beauté du réel : « Le bord du puits / mouillé / le vent du soir. »

Jamais de regard surplombant, lointain ou supérieur. Toujours une sensualité délicate, plus animiste qu’éthérée, à mille lieues du mysticisme desséchant, si profondément japonaise : « À la nuit / une main caressant la peau d’un arbre / j’attends ». Merveille que cette poésie à fleur de peau. J’attends quoi ? L’illumination ? Peut-être. Je préfère me souvenir de l’écorce vivante, féminine et souple, des cryptomérias du parc aux daims, dans la zone des temples, à Nara. Humée, caressée comme le pelage d’une chatte.

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Naturellement, aux approches de la mort, la voix unique, qui murmure ces choses si intimes, si universelles, distille une mélancolie de plus en plus intense, et s’attarde sur des images plus angoissantes, sur des scènes d’hiver, des gros plans presque macabres : « Mes pieds nus / blancs sur la plage » ; « Reposant cette tasse de thé / j’étouffe ». Mais l’humour grinçant n’est jamais loin : « La branche morte / crac,crac / bonne à casser ». Et le printemps arrive enfin, même si l’œil du moribond se fixe sur la fumée du crématoire où son corps émacié brûlera bientôt : « De derrière la colline au printemps / une fumée a commencé à s’élever ». C’est là le dernier haïku écrit par Hôsai. Gloire éternelle au poète de génie !