Au cœur du nouveau roman d’Olivier Guez, Mesopotamia, Gertrude Bell (1868-1926) fut une archéologue de renom, parlant l’arabe et le persan, qui parvint à devenir une informatrice hors pair pour les services secrets britanniques et une conseillère recherchée, en particulier du roi Fayçal. Récemment mise à l’honneur par la traduction de ses carnets de voyage, Edith Durham (1863-1944) fut la première femme occidentale à explorer une région isolée, celle des montagnards albanais, au nord du pays.
Ce qui rapproche ces deux femmes, ce n’est pas seulement qu’elles s’aventurent dans des contrées difficiles. Toutes deux vont jusqu’à profiter d’une trêve : l’une, entre les Rashid et les Saoud, pour passer par le désert du Nedjd ; l’autre, à l’occasion du référendum sur la Constitution Jeune Turc, qui permet de parcourir des territoires que certaines tribus interdisaient aux étrangers. Mais surtout, avec empathie, elles portent une attention particulière aux populations qu’elles rencontrent et dont elles étudient les mœurs et les mentalités.
Le roman Mesopotamia, comme son titre l’indique, concerne une région qui ne s’appelait pas encore l’Irak. L’héroïne, Miss Gertrude Bell, est une personne qui se prête au genre romanesque. Anglaise de la bonne société, aimant les toilettes luxueuses, elle présente pourtant la caractéristique de ne pas supporter la futilité de la vie mondaine et préfère la compagnie… des Bédouins ! Les chapitres font alterner les périodes ; celles d’avant-guerre donnent une idée de la vie que menait la haute société britannique en Angleterre et dans les colonies. La conscience de sa puissance et de sa richesse donnait à cette élite une superbe que ne venait pas effleurer le moindre doute. Cependant, comme la guerre arrive, il faut protéger l’Inde, naturellement, et vaincre Allemands et Ottomans. Un débarquement en Mésopotamie s’impose pour défendre les oléoducs de l’Anglo-Persian et s’emparer de Mossoul. Toutefois, la tentative d’invasion de Gallipoli pour arriver au Danube par la mer Noire, « coup de poker d’un jeune loup ambitieux, Winston Churchill », tourne au désastre, fin 1915. Les combats s’enlisent en Mésopotamie, Bagdad ne tombe pas comme prévu. Au siège de Kut, l’armée anglo-indienne doit même se rendre en avril 1916… Les soldats turcs ne sont donc pas « des brutes loqueteuses » commandées par « des officiers incapables ».
Gertrude Bell arrive à Bassora en mars 1916. Elle n’est pas la bienvenue auprès de Sir Percy Cox. Sert-elle le vice-roi des Indes ou le Bureau arabe du Caire ? En tout cas, chacun reconnaît que c’est « une femme remarquablement intelligente avec le cerveau d’un homme ». Elle va forcer l’admiration par les rapports qu’elle rédige inlassablement, eu égard à sa connaissance du pays, et sa résistance physique en dépit du climat local. Quelques jours après son arrivée, elle sert dans ses bras « un freluquet agaçant » en lui disant : « Mon cher petit », un certain Lawrence qu’elle a rencontré jadis sur un site archéologique hittite. « Le dandy frondeur et la voyageuse solitaire se ressemblaient. » Ils sont évidemment incompris et leurs proches se sont toujours demandé ce qui motivait leur fuite. Ils partagent la même admiration pour les Bédouins. Gertrude les considère comme « les gardiens incorruptibles du sang, de la langue et des traditions arabes » ; Laurence, qui deviendra « d’Arabie », les voit comme « les derniers chevaliers, des hommes d’honneur mus par un idéal immémorial ». Évidemment, ils sont « lunatiques » et « fatalistes » et « se chamaillent depuis l’aube de l’humanité ». Côté religion, Miss Bell est certaine que le XXe siècle « balaiera les systèmes de croyance archaïques ».
Face aux échecs militaires, l’idée folle de Gertrude, soulever les Bédouins contre les Turcs, fait son chemin. Toutefois, le chérif Hussein, gardien de La Mecque, sous suzeraineté ottomane, ne veut pas seulement des armes mais, après la guerre, un grand royaume arabe indépendant. Londres promet « monts et merveilles » mais d’une manière « sibylline ». Cependant, dès janvier 1916, les accords secrets Sykes-Picot partageaient la région entre la France et la Grande-Bretagne.
Bagdad est enfin conquise. Cox nomme Gertrude « secrétaire oriental », plus haut grade de l’administration civile. Elle nourrit des projets grandioses : l’Empire, pense-t-elle, saura discipliner le Tigre et l’Euphrate et, en faisant venir des colons indiens, la Mésopotamie produira du coton, du blé et du pétrole. Ainsi, « la sève britannique va féconder le désert mésopotamien, pour le salut de l’humanité ». Gertrude comme Lawrence, pourtant excentriques et marginaux, assument totalement « la grandeur de l’Empire » qui règne sur le quart de la planète et fait œuvre de civilisation !
Enfin les Ottomans sont vaincus. Les Britanniques n’ont plus l’intention de laisser Mossoul et son pétrole à la France. Il faut toute l’énergie de Clemenceau pour qu’ils ne déchirent pas les accords Sykes-Picot. Quant aux Arabes qui « sortent du néant », ils auront ce qu’on voudra bien leur donner. À la conférence de Paris, en 1919, Lawrence envoie, dans la cage d’escalier de l’hôtel Majestic, des rouleaux de papier-toilette sur la tête de Lloyd Georges et de Balfour ! Il est évidemment très culpabilisé, se demandant s’il a vraiment cru lui-même aux promesses qu’il a faites à Fayçal, le fils d’Hussein, dont les hommes ont traversé le désert du Néfoud, considéré comme infranchissable, pour prendre Aqaba.
La Mésopotamie devient l’Irak, avec le pétrole au nord et les montagnes kurdes pour défendre les plaines. Gertrude explique qu’un monarque arabe que l’on pourra manipuler serait une nécessité diplomatique. Elle finit par convaincre, et, avec Lawrence, propose Fayçal qui vient d’être chassé de Syrie par les Français. Il deviendra roi, appuyé par l’aviation anglaise naissante qui bombarde à l’occasion les tribus rebelles. Gertrude n’hésite pas à approuver des élections truquées et à participer à l’assassinat d’un rival de Fayçal… Elle conseille le monarque jusqu’à ce qu’il prenne ses distances, désirant s’émanciper. Puis l’administration britannique l’écarte également avec ménagement. Elle se console en fondant le musée de Bagdad. Solitaire, elle ne rentre pas en Grande-Bretagne et meurt en 1926. Le New York Times, dans sa nécrologie, écrit : « Depuis la reine Zénobie, aucune femme n’avait joué de rôle aussi important dans la destinée du Moyen-Orient ».
L’intérêt du roman vient de l’habileté d’Olivier Guez à mêler les arcanes diplomatiques et militaires des Britanniques – retors, comme il se doit – à l’existence de Gertrude Bell. Sa vie sentimentale est d’ailleurs malheureuse : elle ne peut se résoudre à l’adultère avec un des rares hommes qu’elle aime ; un autre tombe dans une rivière gelée ; le troisième essaie de lui expliquer qu’il lui préfère une femme un tantinet plus sensuelle… L’auteur a utilisé force documents et, en particulier, les nombreuses lettres que Miss Bell envoyait à son père, ce qui fait de Mesopotamia un vrai roman historique, écrit dans un style qui parfois fleure bon l’exotisme.
Un grand classique de l’ethnographie albanaise vient enfin d’être traduit par les bons soins de Jacqueline Dérens. Son autrice, Edith Durham, née en 1863, célibataire, chargée de s’occuper de sa mère malade, est au bord de la dépression quand son médecin lui conseille de voyager. En 1908, elle décide de visiter la Haute Albanie pendant huit mois. Elle est la première femme étrangère à pénétrer dans cette région peu accessible. Edith Durham n’est pas une touriste qui cherche à tromper son ennui, elle est animée par la volonté de comprendre une société clanique, isolée et violente. Elle n’épargne pas sa peine et rien ne la rebute. Elle affronte le soleil écrasant, la neige épaisse, les sentiers improbables au bord du précipice et des rencontres qui ne sont pas toutes amicales car elle est parfois soupçonnée d’être à la recherche d’un trésor.
La Haute Albanie correspond aux montagnes qui couvrent le nord du pays, débordant sur le Monténégro et le Kosovo. Dans ces régions, la présence catholique était très forte mais les musulmans et les chrétiens cohabitaient en relativement bonne intelligence. Cependant, des tribus chrétiennes comme les Shala et les Nikaj se donnent des prénoms musulmans, qu’ils préfèrent ! Il existe d’ailleurs des tribus mi-catholiques, mi-musulmanes. Edith Durham essaie de comprendre comment et à quelle époque les conversions se sont produites.
Elle voyage en bénéficiant de l’hospitalité des franciscains mais doit abandonner son chapeau de paille car personne ne comprend pourquoi elle porte « du blé » sur la tête ! Comme il n’y a pas d’État pour faire respecter la loi, c’est le Coutumier, le Kanun, qui s’en charge depuis des siècles. Il y a beaucoup à faire : vols de bétail, razzias, enlèvements de femmes, injures, colères épiques et assassinats sont fréquents. L’individu ne compte pas car c’est la solidarité familiale qui l’emporte. Si un parent a volé ou tué, on ne peut véritablement le réprimander. Les « reprises de sang » sont continuelles mais des progrès sont possibles. Un jeune franciscain est parvenu à réguler la vendetta dans certaines zones, de telle façon que l’on ne tue qu’une personne par famille et qu’on ne brûle qu’une seule maison. Les montagnards les plus éclairés, qui souffrent de ce système, voudraient sortir de cette spirale infernale, même s’il est affirmé qu’aucune loi ne pourra entraver la volonté d’un maître de maison. De plus, on juge invraisemblable de payer des impôts pour entretenir une armée et une police. Beaucoup considèrent que tuer soi-même son ennemi est tout de même plus simple et plus rapide !
L’honneur du clan est placé au-dessus de tout, et les susceptibilités sont grandes. Edith Durham écoute, effarée, ce qui est arrivé peu auparavant. Un soir d’été, un groupe d’hommes descendait la vallée, et ils s’assirent paisiblement pour contempler les étoiles. L’un d’eux pointa du doigt l’étoile qu’il jugeait la plus grosse. Il fut contredit par un montagnard qui en désigna une autre… Bilan : dix-sept morts !
Les prêtres tentent d’enrayer la tradition mais les montagnards confient qu’ils préfèrent aller en enfer avec leur honneur plutôt que d’aller au paradis sans honneur. En outre, ils pensent que leur âme n’est pas responsable des actes commis par le corps. L’un d’eux tient même un raisonnement sophistiqué : alors que le prêtre lui rappelle que l’âme est donnée par Dieu, il réplique que c’est donc à Dieu de s’en occuper car lui n’a rien demandé. Il ajoute que les tortures infligées à son âme ne le concernent pas puisque son corps sera mort.
Comme l’Anglaise s’étonne que les enfants ne jouent guère, on lui explique : « Ils ne sont jamais allés à l’école. Comment auraient-ils pu apprendre des jeux ? » Elle se désole tout particulièrement pour les nouveau-nés dont la mortalité est forte. Elle tente vainement de faire comprendre qu’il n’est pas bon de bander les membres des bébés à la manière des momies et de les attacher dans le berceau avec, de surcroît, un mouchoir sur le visage pour conjurer le mauvais sort. On lui rétorque : « Adet » (« C’est la coutume »).
Les femmes sont considérées non seulement comme des inférieures mais aussi souvent comme des démons qui provoquent querelles et vendetta. Il est vrai que beaucoup de femmes mariées dès leur naissance cherchent à fuir. Elles n’entrent cependant pas dans le cycle de la reprise de sang, sauf en cas d’adultère. Comme elles sont jugées irresponsables, les montagnards sont horrifiés d’apprendre qu’en Grande-Bretagne il arrive que l’on pende des femmes criminelles. Edith Durham rencontre quelques « vierges jurées », femmes habillées en homme qui remplacent les frères disparus, et elle remarque qu’elles sont respectées. Quant aux jeunes adolescents, les mères retardent leur première coupe de cheveux, qui est un rasage, ce qui leur épargne d’entrer en vendetta. Pratique qui a cours encore aujourd’hui.
Les montagnards gardent la mémoire de la généalogie des tribus car les interdits matrimoniaux sont étendus. Ils apprennent à l’Anglaise, fort intriguée, que leur pays fut naguère gouverné par des tribus juives. En effet, comme ils font référence à une religion païenne avant le christianisme et l’islam, ils en concluent qu’elle était hébraïque car ils n’en connaissent pas d’autre.
Edith Durham a la franchise d’évoquer les moments où elle est dépassée par la situation. Face aux montagnards en haillons, elle avoue : « Je les contemplais avec horreur car à travers eux je voyais défiler des milliers d’années ; la rivière de l’évolution les avait laissés perdus sur la berge ». Elle leur demande : « Pourquoi ne pas essayer de respecter les lois que vous avez déjà ? » On lui rétorque qu’il faudrait alors punir le voleur ou le meurtrier mais si c’est un cousin… impossible ! Un vieux chef de tribu, conscient du malheur général et convaincu par l’étrangère, veut échanger son sang avec elle pour l’obliger à aider l’Albanie.
Ce n’est pas la peine de se taillader la peau. Edith Durham, jusqu’à la fin de sa vie, en 1944, fera tout ce qu’elle pourra, dans ses publications et dans des sociétés d’amitié, pour faire connaître l’Albanie et tenter de préserver l’indépendance de ce pays.