Au début des années 1980, le roman noir était engoncé dans un certain conformisme, et les archétypes inventés par les pionniers du genre commençaient à se muer en clichés. C’est alors qu’au sortir d’une jeunesse tumultueuse, James Ellroy fit irruption dans le paysage éditorial américain. Dix ans plus tard, son style minimaliste, oppressant, quasiment douloureux, ses intrigues complexes et ses personnages torturés, avaient révolutionné le genre. Mais qu’en est-il avec Les enchanteurs, qui paraît en français ?
Les premiers romans de James Ellroy, bien que déjà très appréciés par les amateurs de polars, n’avaient pas encore ce style abrasif qui lui valut un succès massif et planétaire avec Le dahlia noir (1987). C’est d’ailleurs un peu par hasard qu’il développa cette écriture appelée à devenir sa marque de fabrique, quand son éditeur lui demanda de réduire son texte d’une centaine de pages. Au lieu de simplifier l’intrigue ou de se débarrasser de personnages secondaires, Ellroy décida de supprimer tous les mots qui n’étaient pas absolument nécessaires, phrase par phrase, de la première à la dernière page. Ce premier opus du Quatuor de Los Angeles, publié en France l’année suivante dans une traduction de Freddy Michalsky tout aussi magistrale que la version originale, s’inspire du meurtre d’une starlette qui avait défrayé la chronique dans les années 1940. James Ellroy y déploie ses obsessions personnelles – sa propre mère a été assassinée, et il a par la suite consacré un récit autobiographique, Ma part d’ombre, à ce traumatisme qui traverse l’ensemble de son œuvre. Mais plus que toute autre chose, ces quatre romans instruisent le procès du rêve américain, et leur style brutal rend palpables le racisme, la corruption et le désespoir dont s’alimente Hollywood, la machine à illusions qui détruit tous ceux qu’elle happe, et surtout les stars.
Au-delà de leur qualité narrative hors du commun, ces romans, dont les intrigues se déroulent à Los Angeles dans la première moitié des trente glorieuses, étaient pourtant résolument contemporains en ce qu’ils résonnaient avec les préoccupations et les problématiques de ces années 1980. Ils nous plongeaient, malgré leur cadre « historique », dans quelque chose que nous vivions tous les jours et ils ouvraient des pistes de réflexion : quelle société avons-nous bâtie ? Quelles valeurs défendons-nous ? Le Quatuor, dont la publication s’est étalée jusqu’à 1992, semble présager les émeutes de Watts, la même année, lancées quelques heures après l’acquittement de trois des quatre policiers blancs qui avaient violemment tabassé un Noir, Rodney King. La scène fut filmée avec un caméscope par un voisin depuis son balcon, et les images firent le tour du monde. À l’époque, quiconque avait lu Ellroy voyait dans ces images l’illustration parfaite de ce qu’il décrivait dans ses romans, et pouvait presque entendre les pensées qui traversaient la tête des accusés et de la victime. Bien que politiquement James Ellroy soit un réactionnaire autoproclamé, bien qu’il ait déclaré que l’affaire Rodney King avait été montée en épingle par la presse, on pouvait à bon droit penser que cet écrivain-là avait non seulement du talent, mais qu’il disait le monde.
Avec Les enchanteurs, son nouveau roman et troisième tome du Quintette de Los Angeles, c’est une autre histoire. Ou plutôt, c’est la même histoire — et c’est précisément là que le bât blesse. Le style n’a pas changé (sujet-verbe-complément, des phrases rongées jusqu’à l’os), le cadre est quasiment le même (Los Angeles, une vingtaine d’années plus tard), et les archétypes demeurent, comme figés dans une stase narrative. Tous les ingrédients y sont, mais la magie n’opère plus. Là où l’on suivait avec délectation les pensées du policier Lloyd Hopkins sur trois romans et neuf cents pages, celles de Freddie Otash, qui apparaissait déjà dans la trilogie Underworld USA, ont un air de déjà-vu, voire de rengaine. Tout se passe comme si James Ellroy avait été coupé du monde depuis trente-cinq ans. Il déclare d’ailleurs aimer s’isoler dans une bulle temporelle pour ne pas être pollué par le contemporain : eh bien, ça fonctionne très bien ! Mais c’est dommage, parce que nous autres qui vivons en 2024 avons du mal à comprendre de quoi il nous parle et où il veut en venir.
En 2006, James Ellroy déclarait au New York Times qu’il était au roman noir ce que Tolstoï avait été à la littérature russe ou Beethoven à la musique, rien de moins. Mais Tolstoï et Beethoven ne se sont pas enfermés dans des pastiches d’eux-mêmes. Si Beethoven, trois ans avant sa mort, composa la Neuvième avec une remise en question radicale de tout ce qu’il avait écrit jusque-là, Ellroy, devenu esclave de la forme qui lui avait permis de renouveler le genre, semble incapable de s’extraire de la recette qui l’a fait connaître. On ne peut pas reprocher à un auteur de ne pas changer de style : chacun fait ce qu’il veut, et il a bien raison. Le problème, c’est que le style des Enchanteurs ne provoque pas grand-chose. Marilyn Monroe est défoncée, Freddy O. est défoncé au milieu d’autres personnages, pédés, véreux, prostitués, psychopathes, le tout agrémenté de beaucoup de name-dropping, de sexe, et de quelques meurtres sadiques. Exemple : « Novembre 1954. Le fameux « Raid sur la mauvaise porte ». J’étais à la Villa Capri. Confidential me tenait à l’époque. Tous les serveurs, tapineurs et voituriers de L..A. me filaient des ragots. J’ai baratiné un chirurgien esthétique véreux. Il avait opéré Montgomery Clift pour lui grossir la bite. J’ai filé au toubib un billet de cent et lui ai dit de foutre le camp. Une table plus loin : Sinatra et Joe DiMaggio. Joe était le mari numéro 2 de Monroe. »
En lisant Les enchanteurs, on éprouve alors un profond sentiment d’incompréhension. L’intertexte subversif, à la fois nihiliste et moral, qui donnait toute sa densité aux premiers romans de James Ellroy, a disparu. Reste une succession de phrases sans grand intérêt. Il n’en demeure pas moins que James Ellroy est un auteur monumental, dont l’œuvre a marqué de façon durable la littérature américaine. Et si vous ne l’avez jamais lu, il vous reste une bonne douzaine de chefs-d’œuvre à découvrir : dans le désordre, le Quatuor, la trilogie Lloyd Hopkins, Un tueur sur la route, la trilogie Underworld USA, ou encore Brown’s Requiem…