Deux romans d’amour ouvrent cette chronique de rentrée, celui d’Yves Ravey qui cette fois s’aventure dans le modèle américain, et celui de Matthieu Gounelle qui interroge l’amour d’une mère pour son enfant. Les enfants sont au cœur de la chronique de Dominique Lardet, « digne d’un roman » dit-elle. Viennent ensuite des réflexions plus matérielles : celles d’Ignasi de Solà-Morales sur l’espace urbain, d’Alice Rivaz sur la machine à tricoter dans le travail des femmes, ou, plus généralement, de Bertrand Leclair sur les formes de connaissance.
Avec ce nouveau roman, Yves Ravey s’est imposé une contrainte aisément perceptible par le lecteur : on pourrait dire qu’il a voulu écrire un roman américain. Mais ce serait trop vague car l’Amérique est grande et variée, même dans l’idée que nous, Européens, pouvons nous en faire. On peut penser à celle que décrit le roman de James Cain, Le facteur sonne toujours deux fois. En restant dans les années 1930, qui n’est pas l’époque du livre, on peut ressentir une proximité avec les tableaux silencieux d’Edward Hopper, ces solitaires qui ne parviennent pas à vraiment parler malgré leurs efforts. Les personnages d’Yves Ravey sont nos contemporains, plutôt vêtus d’un T-shirt que coiffés d’un Stretson. Ils se parlent mais leurs paroles sonnent creux et faux ; l’écart persiste entre leurs mots et ce qui pourrait être leur conscience. En fait, la comparaison que ce roman appelle de la façon la plus nette, ce sont les films de Russ Meyer, trop souvent réduits à des expositions de fortes poitrines. Cette dimension existe et a pu satisfaire des adolescents timides de l’ère préporno. Mais il y a aussi une vive critique de l’Amérique régie par une violente médiocrité : « Such is Smalltown, USA ». Il n’y est question que de voitures acquises dans des conditions douteuses, d’arnaques diverses, subies ou préparées, de pavillons un peu minables qui peuvent néanmoins être équipés d’une piscine. Les relations de voisinage sont marquées par une combinaison de détestation et de désir. On s’observe, on se jauge, on se juge. Les regards indiscrets ne se cachent même pas, aussi évidents que les rayons lumineux dans les tableaux de Hopper.
Yves Ravey ne cite aucune des références auxquelles ses lecteurs peuvent penser. C’est qu’il en a sans doute eu beaucoup à l’esprit en écrivant ce livre qui n’est aucunement un collage de citations. Les personnages et leurs actions existent par eux-mêmes. Il se trouve seulement qu’ils portent les noms qu’ils portent et que leurs vies sont ainsi faites. Tous les détails qui nous sont fournis convergent vers la même signification qui n’est pas annoncée au début mais s’impose progressivement : on est bien dans l’Amérique profonde. Cela va de soi : telle est la normalité, comme de préparer une sorte de hold-up ou de répondre aux sollicitations pressantes d’une (forcément jolie) voisine. Devant ce livre savant qu’on peut aussi lire comme un roman policier, le lecteur tire son chapeau et salue volontiers l’habileté de l’artiste. Marc Lebiez
Parce que ce roman nous met en deçà de l’accusation, du judiciaire et du religieux, nous marchons avec l’immuable et le destin. Quelque chose arrive ou va arriver. L’évènement n’est pas encore là. Choisi mais différé. Élu mais pas encore réveillé. L’enfant joue toujours dans son landau, les yeux de sa mère ailleurs, fouettée par le vent et les odeurs humides. Nous marchons à petits pas avec cette femme lors de cette journée qui n’est pas particulièrement triste, malgré la pluie de la mer du Nord. La narratrice se souvient du bocage normand comme d’une prison, elle a hâte de conduire l’enfant à la plage de la petite ville côtière. Elle se souvient des mots maléfiques de la liseuse de sorts lorsqu’elle ouvrit sa main. « On dit que chaque femme y a pensé au moins une fois dans sa vie ». Et de prendre le train.
Le lecteur est embarqué dans ces heures sans fin d’un voyage entre Paris et cette immense plage, la lassitude d’une naissance trop forte, les jeteurs de sort et les marins pêcheurs qui rôdent, un vouloir disparaître d’une puissance inouïe. Elle se sent poursuivie, entend le mot « sorcière », s’en défend, car il n’y a pas assez de place pour lui. Mauvaise mère ? « Ce n’est pas une mince affaire que de négocier avec les démons. » Comment à leurs yeux passer inaperçue ? La marée basse sera-t-elle au rendez-vous ? Le délaissement suppose des centaines de pas sur l’étendue de sable fin, pour en finir sans en finir : « abandonner ce n’est pas tuer ». « Je sais que les femmes qui tuent leur enfant font horreur. On les regarde avec effroi, les yeux remplis d’épouvante et de mépris. Bien plus sévèrement que les hommes qui, à la guerre, tuent les enfants des autres ».
Mais délaisser, c’est autre chose. Le petit restera dans son landau sur la plage. Les pêcheurs passeront bien par là avec ces heures d’attente dans cette immensité. L’enfant est déposé. C’est un enfant des autres en somme. Simplement laissé là, entre cauchemar et sorcellerie, violence et amour mêlés. Sans répulsion ni fascination, ce récit nous entraîne avec intensité dans les brumes de la déraison. En écartant toutes les formes de l’accusation, Matthieu Gounelle entre à l’intérieur de ces jeux d’ombre où l’évènement est presque insignifiant. S’éloigner, simplement, tourner le dos lorsque la marée viendra le chercher. Un don à l’Océan. Jean-François Laé
« Ce pourrait être une fiction, tant sa matière est romanesque », nous dit la quatrième de couverture. Effectivement, tout y est. Des héros et un lieu merveilleux, pillé. C’est un petit paradis, Prélenfray, à une trentaine de kilomètres de Grenoble. Vivant retiré au flanc des falaises du Vercors, il héberge un des premiers préventoriums pour enfants créé en 1933 dans « la maison des Tilleuls », propriété de la famille Guidi. Il accueille des primo infectés de la tuberculose. Quand la guerre arrive, la zone est occupée par les Italiens. Hélène Guidi, la directrice, ouvre ses portes à des centaines d’enfants, dont plusieurs sont juifs, ils ne restent généralement que quelques semaines, avant que leurs parents partent plus loin. La région de Grenoble était un refuge pour beaucoup de Juifs qui fuyaient le France occupée par les Allemands.
Mais, le 8 septembre 1943, le refuge est terriblement menacé. Les Allemands occupent toute la région et, dès le 9 septembre, de nombreux enfants juifs, de deux à vingt ans, souvent des Juifs polonais munis de faux papiers, accourent aux Tilleuls, orientés par les organisations juives. Hélène Guidi et sa famille reçoivent ces nouveaux pensionnaires sans restriction, les plus grands sont dispersés dans des fermes alentour, une infirmière, Anne Wahl, s’occupe des plus petits. La Résistance et tout Prélenfray, qui n’avait pratiquement jamais rencontré de Juifs avant la guerre, sont solidaires, protègent ces enfants.
L’originalité et la force de ce récit composé par Dominique Lardet tiennent à ce que ces enfants ont, durant toutes ces journées, rédigé leurs témoignages sur des cahiers retrouvés. Elle les a retranscrits, dont celui de son père, alors adolescent. Présentées d’une plume alerte, ces centaines de pages rédigées in situ forment un ensemble précieux, très émouvant. Une parole rare.
Lorsque les Allemands ont attaqué la Résistance du Vercors, ils ont mis à sac et pillé Prélenfray. Et les enfants ont été protégés. Le 22 juillet 1944, tous les hommes ont été alignés pendant deux heures, le nez contre un mur, menacés par des mitrailleuses, puis emmenés pour interrogatoire à Grenoble. Personne n’a parlé, ni les Résistants ni les Juifs. Jean-Yves Potel
Comment de nouvelles spatialités apparaissent dans l’espace urbain ? C’est à partir de la notion de territoire que l’architecte Ignasi de Solà-Morales (1942-2001) explore cette question. Les espaces urbains, leur continuité cachée, leurs limites fluctuantes, le paysage, « coin de territoire », les métropoles, champ des interconnexions, l’architecture percevant « la ville comme obscur objet du désir », mais aussi une réflexion sur les nouvelles images permettant de « trouver des indices pour penser cette multiplicité d’apparence informe de la métropole moderne », enfin une méditation sur « le terrain vague » : dix articles et conférences interrogeant l’histoire de nos représentations de la ville, de l’architecture, et abordant avec clarté « la ville globale », « architecture liquide » comme « l’architecture de flux », et le corps humain qui de façon organique fait fonctionner cet environnement technique.
« Nous voyons en nous déplaçant » ; villes, édifices, paysages, notre perception « est un phénomène culturel et de ce fait, la représentation de cette expérience perceptive est liée aux valeurs que la culture juge primordiales à un moment historique donné ». Mais surtout, « l’expérience évanescente mais répétitive de la ville globale », à travers ses flux et ses énergies d’échelle et d’intensité incommensurables, nous oblige à composer une cartographie subjective du territoire où se combinent le visible et l’invisible. Ni une image ni même un plan, cette cartographie « d’une subjectivité extrême » est-elle transmissible ? Comment alors comprendre que des architectes puissent « rester attachés à l’illusion de la raison fonctionnelle et de la transparence spatiale » à un moment où le virtuel montre la réalité [et] la soutient » ? Les points de vue foisonnent dans Territoires, rendant inopérante toute image fixe de l’architecture comme de la ville. Reste le terrain vague, image en suspens. Thierry Vilpou
À l’heure où la non-fiction est légitimement louée, le travail des éditeurs qui rassemblent et éditent des reportages, publiés dans la presse par des écrivains, est précieux. La publication des articles de l’écrivaine suisse Alice Rivaz (1901-1998) par les éditions Hors Limite s’inscrit dans ce que la littérature a souvent méprisé, ce qu’elle a considéré comme une écriture alimentaire et dont on découvre combien elle peut être au centre d’une œuvre. Dans le cas d’Alice Rivaz, autrice célébrée en Suisse notamment pour deux de ses romans, Nuages dans la main et Comme le sable, mais méconnue en France, la situation est différente. Née en 1901, elle travaille comme sténodactylo au Bureau international du travail (BIT). La Seconde Guerre mondiale mettant en sommeil l’activité de cette institution, Rivaz se lance dans le reportage. Ce n’est donc pas un hasard si elle choisit d’écrire sur le travail, et plus spécifiquement celui des femmes.
Il ne s’agit pas pour l’écrivaine de pratiquer l’undercover ; ce qui l’intéresse est moins le travail qu’effectuent les femmes que leur parole sur leur activité. La puissance des textes de Rivaz provient du fait qu’ils relatent des rencontres. En décidant d’écrire sur les femmes de ménage, l’écrivaine se fait le relais de ces travailleuses méprisées et invisibilisées. Elles confient leur quotidien, elles disent les rapports de pouvoir avec la jeune bourgeoise qui les emploie, elles évoquent les gestes de mépris, les brimades… Dans cette enquête, l’écrivaine-journaliste fait le choix d’aller chez les ouvrières qui vivent et travaillent dans le même espace. Elle y entend un discours souvent tenu aujourd’hui à propos du télétravail : travailler à domicile, c’est toujours travailler plus et gagner moins. Si La machine à tricoter dénonce les pratiques du capitalisme, Rivaz met noir sur blanc, par la simple accumulation des détails donnés par chacune des ouvrières, la condition féminine au travail dans ces années 1940. L’éditeur ne manque pas de publier les réactions que ses articles suscitent chez les lecteurs, montrant, si besoin est, que décrire est un acte politique. Philippe Artières
En 2001, dans Théorie de la déroute, Bertrand Leclair évoquait la littérature comme « le lieu même de la résistance la plus concrète aux idéologies dominantes ». Vingt-trois ans plus tard, la littérature, les idéologies, les formes artistiques de résistance, sont toujours pour lui un objet de préoccupation et d’étude – preuve de sa constance, heureusement combinée à la maturation (sinon, à quoi bon prendre de l’âge et lire des livres ?). Dans Puissances de l’art, placé sous l’égide d‘À la recherche du temps perdu (mais également de Beckett, lecteur de Proust, à qui est empruntée l’image de la lance de Télèphe, capable de blesser et de guérir à la fois), l’auteur invite à distinguer le savoir (fixe, thésaurisé, assertorique, associé au pouvoir) de la connaissance (mouvante, non monnayable, liée aux désirs et à la pulsion de vie, associée à la puissance) et à voir dans l’art (littéraire, en particulier) le meilleur véhicule de cette connaissance.
Selon lui, à une époque où la spiritualité n’est plus la prérogative des religions, l’artiste et l’amateur d’art doivent se préoccuper du sacré : des origines et des fins d’une œuvre, pas seulement de sa facture. Un jeu de mots freudo-lacanien, ça crée, illustre ou justifie le rapprochement de la spiritualité et d’un art chevillé aux pulsions et au corps (dans d’autres pages, l’étymologie vient tirer des mots de leur sommeil). Certaines affirmations peuvent laisser perplexe (un « obscurantisme rationnel » hérité des Lumières corrélé à « la destruction des Juifs d’Europe » ; le corps désigné comme « la seule instance », et capable de « témoigner d’un sentiment de vérité »). En soumettant à notre lecture un essai dicté par un appétit de connaissance, jamais clos par une autorité de savant, Bertrand Leclair était conscient de le soumettre aussi à la dispute, ou même à la réfutation, garanties de sa vitalité. Pierre Senges