Gens de Belfast

Avec son nouveau recueil de nouvelles, Jan Carson réalise pour Belfast l’équivalent de ce qu’avait fait James Joyce avec Dubliners (1914) pour la capitale de l’Irlande : même appropriation d’un lieu devenu à soi, construction identique, ou presque, d’une mythologie de la ville moderne, saisie voisine, cruelle et tendre à la fois, d’une communauté humaine à cheval entre particularismes et universalité. Mais alors que chez Joyce la « paralysie » l’emportait, pour Carson ce serait plutôt l’hésitation quant à la nature du réel, marque de fabrique d’une certaine littérature fantastique.

Jan Carson | Le fantôme de la banquette arrière. Trad. de l’anglais (Irlande du Nord) par Dominique Goy-Blanquet. Sabine Wespieser, 320 p., 23 €

Si l’on connaissait le talent de la romancière (Les lanceurs de feuLes ravissements, chez Sabine Wespieser), on mesure un peu plus, en lisant ces seize nouvelles parues en français sous le titre Le fantôme de la banquette arrière, combien son tempérament d’écrivaine s’impose avec la force de l’évidence. À quoi cela tient-il ? À quantité de choses, au premier rang desquelles figure l’art des titres.

Dans le monde anglophone, c’est sous un autre titre, Quickly, While They Still Have Horses (Vite, pendant qu’ils ont encore des chevaux), que le recueil a été titré. La nouvelle éponyme nous plonge, sans explication, dans un monde où tous les chevaux ont disparu, à l’exception d’un poney pas plus gros qu’un chien, parqué dans un enclos de Belfast, où les gens font la queue pour le voir et le photographier. Cette inspiration vaguement environnementale, ou pré-apocalyptique, est reléguée au second plan par le titre français. Ce dernier nous reporte au temps où la guerre civile faisait rage dans une province en proie aux « Troubles », et c’est à une enfant qu’il est accordé d’entrer en contact avec des forces occultes, privilège dont, historiquement, les écrivains anglo-saxons savent jouer comme personne.

L’inventivité vient ensuite : à chaque nouvelle, Carson renouvelle l’angle de vue, la perspective, les milieux sociaux, la temporalité, en faisant preuve d’une assez étourdissante audace, technique et thématique. Enfin, le point de vue porté sur cette parcelle du Royaume-Uni, où Carson est née en 1980, campe sur la frontière entre terreur et émerveillement. Et ce, à la faveur d’incursions, de plus en plus assumées, dans l’univers du surnaturel, jusqu’à la nouvelle de fin, traitée à la manière d’une fable aux accents bibliques, sur la rivalité entre deux frères – on pense à Caïn et Abel –, deux communautés, sectaires l’une comme l’autre. 

Jan Carson, le fantôme sur la banquette arrière
Belfast © CC BY-SA 2.0/Steve Cadman/Flickr

C’est ainsi qu’un territoire, au milieu duquel coulent « l’histoire et une rivière », émerge, artistiquement autant que politiquement : l’Ulster, cette enclave restée loyale à la métropole londonienne, alors que les tentations d’unir son destin à celui de l’Irlande, au Sud, se font de plus en plus fortes. C’est sans doute parce qu’elle a lu les écrivains d’Amérique latine que Carson a compris la pertinence « du regard magique porté sur un morceau de réalité » (Franz Roh). Mais c’est aussi, et surtout, parce que l’Irlande, du Nord comme du Sud, cumule les traumatismes liés à la colonisation anglaise, nourrissant ainsi une quête identitaire contre les « raturages » et autres « effacements », comme le dirait Édouard Glissant, de sa mémoire propre. Sans didactisme aucun, les nouvelles de Carson illustrent la profonde pertinence de cette porte d’entrée sur le monde sans pareille qu’est le « realismo magico ».  

Rédigés depuis son bord à elle, celui des « parpaillots », des « presbytériens évangélistes », ses récits, baignant dans un climat de guerre de religion, aujourd’hui larvée mais hier encore atrocement vivace, résistent cependant à la tentation du petit bout de la lorgnette. Rien de moins parochial, comprenons étroit et borné, que ces plongées dans la psyché des gens de Belfast. Sans coup férir, elle s’empare de ce qui relève, pour le pire comme pour le meilleur, de la geste ulstérienne, ainsi ce bras d’un manifestant orangiste, lors de heurts à Londonderry, en train de lancer une pierre en direction des forces de l’ordre. En son temps (1969), le photographe Gilles Caron l’avait immortalisé ; Carson, elle, livre les dessous journalistiques d’un geste iconique du même ordre, dans la nouvelle intitulée « En général, les gens se contentent de lancer des briques ».

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Titre emblématique, encore une fois, tant s’y manifeste avec force la volonté de l’écrivaine de se démarquer à tout prix des généralités et autres clichés par trop répandus. Son truc à elle, sa différence, ce sont les détails, le particularisme, un « don d’attention », semblable à celui qu’on prête aux non-voyants, qui lui fait remarquer « des choses qui échappent » au commun des mortels. Le tout, au service d’un « effet de réel » absolu, sur fond de « matière » d’Ulster passablement immatérielle. Ce cocktail, savamment dosé, Carson le confectionne en artiste accomplie du détail ou de l’image qui font mouche. Ainsi cette caravane beige et jaune moutarde à larges raies ondulées en forme de baleine béluga, ce caleçon de bain rose Barbie semé d’ananas anthropomorphes, ces six sous-verres personnalisés ou bien encore ce « Non » « enveloppé dans son excuse nette comme un plombage si bien enfoncé dans une dent du fond qu’on ne pouvait voir s’il était abîmé ». 

Bizarre, vous avez dit bizarre ? Assurément, et il faut tout le savoir-faire d’une traductrice hors pair pour rendre en français cette part d’étrangeté, ou simplement de fantaisie, irréductible à tout cartésianisme. Savoir-faire de sorcière, en l’occurrence, seul apte à démêler le faste du néfaste, à nager en « eaux troubles » et à retenir le mot rare et vieilli, par exemple « gaupe » (désignant une fille de bas étage), de manière à trancher avec l’extrême contemporanéité, par ailleurs, des mille et une références à la culture pop. En définitive, avec sa face rurale et son revers urbain, la Belfast de Carson se veut résolument bifrons : « minable Belfast », pour son côté aliénant et triste à pleurer, mais Belfast & furious, aussi, peuplée de « briseurs de règlements » et autres sujets belliqueux et inflexibles, prêts à se faire tuer sur place pour « savoir quel morceau de monde leur appartenait sans discussion ». À peine plus grand qu’un mouchoir de poche, cet « humide ersatz de lieu habitable » s’avère, tout compte fait, éminemment littéraire. En somme, plus « belfastien », tu meurs…