James Ellroy : « A mes 12 ans, J.F.K. est devenu le monde entier »

Les enchanteurs de James Ellroy, troisième volet du Quintette de Los Angeles, poursuit son grand projet de fictionnaliser l’histoire des frères Kennedy, de John Edgar Hoover et de Jimmy Hoffa, cette fois en centrant le regard sur la mort de Marilyn Monroe. On y retrouve l’ex-flic corrompu Freddy Otash, l’un de ses narrateurs-détectives préférés, fondé sur un personnage historique. En amont de sa venue au Festival America, James Ellroy a accordé un entretien par téléphone à EaN depuis Denver, où il habite après avoir quitté sa Los Angeles natale. Occasion de parler avec lui de la genèse de ces Enchanteurs, de la place des Kennedy dans son imaginaire, de l’influence du roman populaire et yiddish sur son travail, et même de sa première psychanalyse.

James Ellroy | Les enchanteurs. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sophie Aslanides et Séverine Weiss. Rivages, coll. « Rivages noir », 400 p., 26 €

Allô, ici Steven Sampson d’En attendant Nadeau.

Monsieur, d’où venez-vous ?

J’ai grandi à Milwaukee, ensuite j’ai fait Harvard et Columbia, j’ai travaillé pendant dix ans dans l’édition à New York, avant de m’installer à Paris, où je suis considéré comme le spécialiste français de Philip Roth.

Écoutez, j’ai lu la biographie écrite par Blake Bailey, et je me suis dit que Roth était un enfoiré : embrasser toutes ces femmes, puis raconter les détails à Bailey ? Jamais je ne me serais comporté d’une telle manière. Quel connard puéril, quel enfant ! Qu’est-ce qui vous a attiré chez Roth ?

Les vestiges du yiddish. J’avais travaillé auparavant sur Sholem-Aleikhem et Henry Roth.

Tout le monde a essayé de lire L’or de la terre promise, livre qui est rempli de yiddish. J’en ai lu la moitié, je me suis enlisé, parce que ce n’est pas un polar. C’est comme ça que je fonctionne. Ma mère est née et a grandi dans le Wisconsin, comme vous, de l’autre côté de l’État, elle parlait couramment l’allemand. Elle était dans la marine pendant la Seconde Guerre mondiale, puis elle a été embauchée par un EHPAD juif où elle était infirmière de service ; elle était une grande Gentille à la chevelure rouge vif, elle comprenait parfaitement le yiddish, quand les gens dans l’EHPAD parlaient d’elle, elle comprenait tout.

Dans vos romans, il y a beaucoup d’argot yiddish.

J’ai été élève dans un collège fabuleux, John Burroughs, à Los Angeles, composé à 70 % des enfants juifs misérables venus de la limite Ouest du quartier, à 25 % des gosses riches de Hancock Park et à 5 % de la racaille WASP, comme moi, du côté est du quartier. L’un de mes premiers souvenirs, c’est à l’automne 1959, et il me semblait que tous les garçons portaient dans leur poche arrière un exemplaire bleu électrique du roman Exodus de Leon Uris. Cela m’a dopé sur l’histoire de la fondation de l’État d’Israël. 

Quelle a été la genèse des Enchanteurs ?

Il a été conçu comme un hommage aux romans populaires du début des années soixante. À l’époque, j’achetais mes livres de poche – introuvables à la bibliothèque municipale – à Crown Liquor sur Sterliss Place où j’ai grandi, à la limite sud d’Hollywood. Ils vendaient tous les romans niais possibles, à condition que l’éditeur soit légitime : toute l’œuvre de Jacqueline Susann, de Harold Robbins, de Irving Wallace, aussi bien que des livres de poche à moitié pornographiques, avec des titres tels que Call GirlsThe GynecologistThe World RapersThe Stewardesses, etc. C’est là que je me suis procuré les livres de Harold Robbins, imprégnés de yiddish, dont Les ambitieux, roman à clef sur Howard Hughes : le héros est élégant, il fait des films, il conçoit un soutien-gorge cantilever pour Jane Russell, il écrase des avions, il obtient des contrats gouvernementaux, il se tape des stars de cinéma, etc. En même temps, bizarrement, le roman adopte des points de vue secondaires, dont celui d’un producteur juif nommé David Wolf ; il y a cette réplique inoubliable – je fais hurler Helen [Helen Knode, son ex-épouse et actuelle compagne] en la répétant –, où l’on parle des problèmes romantiques de Jonas Cord, l’avatar de Hughes, et un personnage appelé Sid dit, « The goyim, they know from cunt » [La syntaxe est yiddish, on traduirait par « Les non-Juifs, ils sont calés en chatte »]. C’est là que j’ai vraiment acquis les rudiments du yiddish.

Sinon, j’avais envie d’écrire un roman populaire de cette époque, leurs titres ont tendance à commencer par le mot « The » suivi par exemple de : Inheritors ; Carpetbaggers ; Chapman Report ; etc. J’ai trouvé le titre Les enchanteurs, ainsi que l’idée de le situer en 1962 autour de la gambade Marilyn Monroe, voire de la mort de celle-ci : c’est sûr qu’elle n’a pas été tuée. Dans le seul livre réputé sur sa vie et sa mort, la recherche était nulle, les faits concernant l’heure du décès étaient embrouillés, il y avait mille façons de les interpréter, ce qui me donnait carte blanche pour les romancer. J’avais connu feu le détective privé Freddy Otash, l’un des plus grands connards que j’aie jamais rencontrés, donc tous les éléments clés étaient réunis : je connaissais bien le travail de la police de cette époque ainsi que le Département de la police de Los Angeles, je me souvenais bien de ce à quoi le monde ressemblait en 1962 (j’avais quatorze ans) : la crise des missiles cubains qui a eu lieu à l’automne ; l’administration de Kennedy et la manière dont il s’est emparé de l’imaginaire du public. Tout d’un coup, le monde entier tournait autour de ce drôle de type à la coupe et à l’accent étranges – une tragédie pour un garçon comme moi, en train de perdre ses cheveux.

James Ellroy, Les Enchanteurs
James Ellroy (2019) © Jean-Luc Bertini

Une fois la situation mise en place, quelle a été votre méthode ?

Pour gagner ma vie, je juxtapose la conjonction sacrée et profane des hommes et des femmes avec de grandes enquêtes sur des homicides. Ici j’ai ajouté les éléments suivants : une actrice bouillonnante, Lois Nettleton, que j’avais toujours kiffée et admirée ; une version plus belle et romantisée du Freddy Otash que j’avais connu pendant les dernières années de sa vie ; le Département de la police de Los Angeles assiégé ; et les frères Kennedy. Par ailleurs, Robert n’a pas eu une liaison avec Marilyn. Quant à John F. Kennedy, à partir de 1954, une fois par an il a eu un rendez-vous clandestin d’une heure avec elle. Il ne restait jamais plus d’une heure avec ses maîtresses. Donc j’ai fabriqué une intrigue complètement fictionnelle.    

Pourquoi cette préférence pour la littérature d’investigation, et pour le roman populaire ?

J’aime les histoires qui reposent sur l’éclaircissement du caractère, avec l’appui des moyens scientifiques, la brutalité policière, l’interrogatoire policier, tout cela pour résoudre l’énigme d’un grand crime. Bien évidemment, c’est ma scène œdipienne : quand j’avais dix ans, ma mère a été tuée, le crime n’a jamais été élucidé. Ce qu’il me faut dans un livre, c’est le langage dur à cuire ; le laboratoire ; le travail d’ensemble de la police. Mon univers romanesque s’est élargi, pour finir par englober la géopolitique, la corruption policière, les attitudes sociales de l’époque. De fait, mes livres sont devenus des romans sociaux déguisés en polars. J’ai commencé très jeune, avec Le dahlia noir, basé sur l’affaire de meurtre non résolue la plus célèbre de l’histoire américaine. Sanglantes confidences de John Gregory Dunne avait déjà traité ce même fait, mais c’est truqué dans la mesure où il a lieu dans une Los Angeles irlando-catholique qui n’a pas existé. Et puis il a appelé la victime « la clocharde vierge », il s’est écarté des faits, alors que moi, j’ai adhéré aux faits. À partir du Dahlia noir, j’ai pris goût à l’écriture de la fiction d’époque.

Après le premier Quatuor, pourquoi avoir élargi votre univers romanesque en entamant la Trilogie Underworld USA ? 

Je ne voulais plus être l’esclave de Los Angeles. Puis, j’avais lu Libra, de Don DeLillo. C’est lui qui a inspiré la trilogie. Je me suis senti capable d’écrire un livre qui n’empiéterait pas sur le territoire de monsieur DeLillo. C’est devenu un roman sur les Etats-Unis de 1958 à 1963, les antécédents du crime (l’assassinat de Kennedy) qui ont commencé à se répandre vers la fin de 1958, plus précisément le 1er janvier 1959, lorsque Castro s’est emparé de Cuba.

Quelles sont les différences entre la Trilogie Underworld USA et Libra ?

Libra est trop prétentieux. À plusieurs reprises, DeLillo est obligé de recourir au personnage de Nicholas Branch, conservateur du musée consacré à l’assassinat de Kennedy, afin de tout expliquer au lecteur. Il a tendance à exposer ce que sont les gens et ce qu’ils pensent, la prose est lumineuse et littéraire. Quant à moi, je préfère décrire ce qu’un personnage fait, raconter les mensonges, les tricheries, les dissimulations, afin de laisser au lecteur le soin de décider par lui-même ce que sont les objectifs des personnages. Autrement dit, raconter l’histoire par insinuation, en évitant le récit direct des scènes de conspiration.   

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Et votre hypothèse sur l’assassinat ?

Je l’ai piquée intégralement à DeLillo, je lui suis redevable pour toute la Trilogie. Pour nous deux, la trinité impie est composée de la Mafia, des exilés cubains renégats alliés à des ségrégationnistes dans les États de la côte du Golfe, et de la CIA. 

Que pensez-vous des Kennedy ? Otash appelle Robert « Bobby le Pourri » (« Ratfuck Bobby » dans la version originale, appellation plus violente), mais à la fin il ressent « une brusque vague d’amour pour Robert F. Kennedy ».

Dieu vous bénisse, c’est ma phrase préférée du roman. Pour la première fois de sa carrière, Otash a dû se dépasser, il transcende son rôle de mercenaire drogué et de fouille-merde pour un journal à scandale afin de devenir un véritable détective d’homicide. Il manigance tout ce qu’il y a à faire dans ce livre, dont le meurtre de la sœur de Gwen Perloff, et finit par rendre justice. À la fin, il évitera la prison grâce à Robert Kennedy. Concernant ce dernier, je pense qu’il avait un cœur énorme, qu’il dirigeait avec son cœur. Dans le domaine des droits civiques (pour les Noirs), c’est lui qui cherchait à faire avancer les choses : les voyageurs de la liberté, l’intégration raciale du réseau des autobus nationaux au printemps 1961, quand John F. Kennedy voulait attendre les élections législatives de l’automne 1962. Robert était radical, alors que John F. était un politicien consensuel. Ce que je retiens par-dessus tout de ce dernier, c’est que, à mes douze ans, en 1960, cet homme est devenu le monde entier. Alors qu’avant ça, j’ignorais jusqu’à son existence. 

En « rendant justice », Freddy suit le sillage du héros classique d’Ellroy : le chevalier blanc qui enfreint la loi et qui veut sauver la demoiselle en détresse. On songe, par exemple, à Bud White, incarné par Russell Crowe dans l’adaptation de L.A. Confidential.

Je ne me suis jamais remis des femmes, je ne me suis jamais remis de la sexualité, cela remonte au collège John Burroughs, c’était une autre époque, il y avait ces filles – aujourd’hui des femmes qui ont soixante-dix ans – qui me restent indélébiles : Donna Weiss, Leslie Jacobson, Gina Blumenfeld, dont le père était Isidore Blumenfeld qui s’est illustré lors du soulèvement du ghetto de Varsovie, Gail Miller, Jill Warner… la plupart d’entre elles étaient juives. D’où Gwen Perloff [victime d’un kidnapping dans Les enchanteurs].   

Et Marilyn Monroe ? Comment expliquer la fascination exercée par ces « enchanteurs » ?

Je ne l’ai jamais appréciée. Je n’ai vu que trois de ses films : Quand la ville dort, Niagara et Rivière sans retour. Je l’ai trouvée peu profonde, stupide et cupide. C’était une emmerdeuse colossale. Sinon, elle et Jack sont morts au bon moment, aux âges respectifs de trente-six et de quarante-six ans. 

La psychanalyse semble être mal vue dans ce livre. Ralph Greenson, psy de Marilyn, aussi bien que Paul de River, paraissent malhonnêtes. 

En ce moment, je consulte moi-même une « rétrécisseuse de tête » [head-shrinker, c’est-à-dire psy], elle essaie d’explorer mes problèmes d’insomnie. C’est la première fois de ma vie que je vois un vrai psychiatre. Une semaine sur deux, pendant deux heures, on papote sur l’insomnie. J’ai toujours aimé être seul, mon cerveau démarre le soir, quel que soit mon état de fatigue. Pour un homme de mon âge, je suis dans une forme exceptionnelle, je mange sainement, je fais une tonne de sport, je fais de mon mieux pour m’épuiser, et pourtant je n’arrive pas à dormir, du fait que mon cerveau a toujours été mon jouet préféré. Quand j’étais gosse, dans un appartement à West Hollywood, j’avais un siège au premier rang, à côté d’un mur peu épais, pour assister aux disputes nocturnes de mes parents, de l’autre côté du mur. J’avais à la fois peur et envie d’aller me coucher, afin de fantasmer.

Vous êtes un grand styliste, on pourrait vous lire en ignorant l’intrigue, en considérant vos textes comme de longs poèmes en prose. D’où vient votre style dur à cuire ?

Les deux pôles du roman américain « dur à cuire » [hard boiled], c’est Dashiell Hammett avec son premier roman, Moisson rouge (1929), sur les guerres de cuivre anaconda, et moi avec Les enchanteurs, publié presque cent ans plus tard. Dans son troisième roman, Le faucon de Malte, Hammett parle de la folie que provoque ce faucon maltais sans valeur, tandis que moi j’évoque la folie de ce film ridicule, Cléopâtre. Essayez de le regarder un jour !