On connaît bien Aurélien Bellanger et sa fascination pour la France, son passé et son futur proches. Son nouveau roman, Les derniers jours du Parti socialiste, évoque la marche au pouvoir de républicains fascistoïdes et islamophobes.
Comparer Bellanger à Houellebecq paraît très exagéré. Peut-être Frédéric Beigbeder serait-il un meilleur parallèle, quoi qu’en dise ce dernier qui l’a récemment étrillé. Ils se ressemblent, ne serait-ce que par leurs titres à l’efficacité publicitaire. Beigbeder est un publicitaire devenu écrivain, Bellanger un écrivain qui pourrait devenir publicitaire. Enfant des années 1990, il en a conservé la nostalgie pour la communication, présente sous la forme de ces aphorismes, slogans marketing et stylisés, qui parsèment ses romans et en constituent presque la colonne vertébrale. L’effet premier est fort. Puis on lève le nez du livre pour réfléchir un peu, et l’effet retombe. Dans Les Derniers jours du Parti socialiste, Bellanger a en partie abandonné cette marque de fabrique. Il y a bien quelques rechutes, mais dans l’ensemble la phrase s’est apaisée, l’ensemble a perdu de sa préciosité amphigourique passionnée par les paradoxes.
Ici, tout part d’un personnage insignifiant, Grémond, professeur de sciences politiques et idéologue du Parti socialiste qui, depuis son bureau de cette rue de Solférino inconnue des moins de vingt ans, échafaude des combinaisons et rédige des notes pour faire avancer une version conservatrice, étatiste et autoritaire du mitterrandisme. L’homme cherche à « fédérer ceux qui rêvaient toujours d’un État stratège et d’une République implacable ». Les attentats et, plus généralement, la part grandissante de l’islam en France vont multiplier ses adeptes au cours des années 2000, jusqu’à lui faire tenter d’instaurer un régime fort. Mixture de chevènementisme, de vallsisme et de nostalgie pour le Clemenceau qui faisait abattre les ouvriers, le dogme du dénommé Grémond prend forme dans le « mouvement du 9 décembre », en référence à la date de promulgation de la loi de 1905. Comment ce sous-apparatchik universaliste laïc va prendre petit à petit une place centrale dans la vie politique française, voilà ce que raconte cette intrigue de politique fiction qui se poursuit après 2024. Certains livres ne traitent de rien, il peut bien y en avoir un sur la vie politique française.
Dans l’ensemble, ce roman ambitieux a tout d’un ratage, mais pour des raisons qui ne sont pas sans intérêt. Contraint par son cadre, Bellanger épouse l’histoire récente et se retrouve bien obligé de respecter la chronologie et les faits les plus saillants des trente dernières années. Faute de quoi, il serait difficile d’y croire. Dans le même temps, comme il faut bien ménager une place à une intrigue, l’auteur écarte des événements d’importance qui ne cadrent pas avec son propos, tels que la crise de 2008, ou, dans une certaine mesure, le covid. D’où un mélange d’effets de réel très forts avec des effets d’absences non moins forts. Le découpage opéré produit comme des trous historiques réduisant l’histoire récente à sa seule vie politique, et surtout à celle des partis. Ce découpage vaut aussi pour les personnages : certains sont bien réels, d’autres fictionnels, et d’autres encore sont des reformulations de personnalités existantes. Ainsi de deux essayistes médiatiques, Frayère et Taillevent, soit Michel Onfray et Raphaël Enthoven, de Véronique Bourny, Caroline Fourest, etc. On s’amuse à reconnaître ces diverses figures, comme à Guignol. Mais là aussi, certaines absences paraissent inexplicables et déstabilisent la crédibilité de la reconstitution générale. Cyril Hanouna manque, par exemple. On ne s’en plaindra pas nécessairement, mais cela produit de curieuses invraisemblances. Le problème des romans à clés est qu’on s’amuse à y chercher et retrouver des gens mais que les absents finissent par devenir plus visibles que les présents. Qu’un tel genre romanesque soit remis au goût du jour en dit long. On aurait tendance à y voir l’apanage des sociétés aristocratiques.
Comme tout roman à clefs, celui-ci a une dimension historique, ici en costume anthracite. On sait toujours plus ou moins ce qui va se passer, Bellanger n’osant pas pousser trop loin ses feux fictionnels. Il faut pourtant qu’un drame ait lieu, qu’une intrigue se déroule. Mais comme l’auteur se refuse à réécrire complètement l’histoire récente et que les intrigues des palais socialistes restent ténues, tout se passe au niveau du discours. C’est l’autre problème de ce roman où les seuls actes sont langagiers et où un personnage n’existe que s’il ouvre la bouche ou rédige un texte. Sans doute est-ce une juste description de l’activité politique, mais elle donne lieu à un roman saturé d’un incessant bavardage, les pages de dialogues dans les cabinets ministériels ou sur les plateaux de télévision alternant avec des passages entiers de propos théoriques amenés souvent de manière maladroite sous la forme d’articles, de notes, de lettres. Certes, Bellanger fait sentir ce règne de la petite phrase et de la grande logorrhée qui caractérise notre époque de réseaux sociaux et de bien nommés talk-shows. Il n’en reste pas moins que ce texte fait autant de bruit que BFM dans un bistrot et suscite parfois la même envie de couper le son. Et cela, d’autant plus que l’auteur ne parvient pas à faire entendre une autre voix que la sienne : tous les personnages finissent à un moment ou un autre par parler comme l’auteur Bellanger lui-même. Au lieu d’une polyphonie de timbres discordants, on entend les modulations d’un unique gosier, aphorismes compris. Ici, le cousinage avec Balzac pourrait paraître valable : comme lui, Bellanger donne essentiellement la parole à des personnes dont il ne partage pas les positions ; comme lui, il est captivé par les sociétés occultes. Mais là où Balzac décrivait un bouleversement social aux conséquences incalculables, Bellanger semble s’arrêter aux déplacements tactiques d’une clique. Il n’est pas né encore, le roman des profondes restructurations de l’État en France.
Tout se passe donc dans de petits cénacles politiques discourant, entre eux ou en public. Le peuple est leur sujet ; malheureusement, c’est aussi le grand absent de ce livre. Volontairement ou pas, Bellanger fait ressentir cette béance à chaque page en représentant une oligarchie en suspens dans le ciel des idées, tantôt société de cour, tantôt joute d’idéologues coupés de toute praxis. Face aux attentats, aux Gilets jaunes, à Me Too, aux combats décoloniaux, tous ces gens, hauts fonctionnaires, intellectuels et politiques, paraissent essentiellement réagir : de fait, ils sont réactionnaires. Des marques d’ironie font vite comprendre que l’auteur ne partage pas leurs idées, tel ce personnage de romancier (qui pourrait être Bellanger) s’exclamant face à Frayère et Taillevent : « Votre conception de la laïcité cache quelque chose d’obscurément fascisant. On est engagé plus loin que je ne l’aurais cru dans un processus irrésistible de fabrication d’un ennemi intérieur. »
L’originalité de ce livre « de gauche » est donc de bâtir une intrigue complète sur des personnages « de droite ». Le projet change un peu des dizaines de romans progressistes récents, dont les principales figures partagent les opinions de leur créateur. Là se trouve, peut-être, une piste de littérature politique pas si éloignée à certains égards des projets tellement différents de Sandra Lucbert, voire Giuliano Da Empoli : pénétrer la langue de ses adversaires. Le procédé est vieux comme Eschyle, mais à en juger par la démolition méthodique de Bellanger par la critique littéraire conservatrice, il conserve sa pertinence. De fait, le mérite du roman reste de se demander ce qui se passerait si les idées d’Enthoven, Onfray et Finkelkraut parvenaient au pouvoir. Ces thèses ne sont pas ouvertement tournées en dérision. La satire reste modérée et l’auteur sait rendre justice à l’efficacité rhétorique du discours réactionnaire contemporain. Tout juste saisies sur le vif, ces idées se retrouvent dépliées dans leurs ultimes conséquences, autoritaires selon l’auteur, notamment au vu de leur décalage avec la réalité de la société française contemporaine.
L’ensemble compose un roman qui ravira les étudiants de Sciences Po. Ils y retrouveront une partie de leurs cours, sous forme littéraire. Si Les derniers jours du Parti socialiste ne dit rien du socialisme, il forme un texte français, et français jusqu’à l’invraisemblable. C’est peut-être ici que Bellanger touche juste, avec ses personnages angoissés de républicains mystiques, égarés dans un siècle dont ils ne parlent pas la langue tout en parlant tout le temps. Il y a là le portrait de la fraction d’une classe politique asphyxiée par sa propre histoire, ses regrets et ses nostalgies de grandeur, son narcissisme, ses passions en délire et, surtout, son verbalisme impuissant, grandissant au même rythme que le marasme national.