L’histoire du monde dans un épi

Après Capital Terre. Une histoire longue du monde d’après (Payot, 2021), où il analysait les liens entre les régimes capitalistes qui se sont succédé depuis le douzième siècle et l’environnement, les exploitations de la terre et les inégalités sociales, l’historien Alessandro Stanziani se focalise sur le rôle souvent sous-estimé et parfois même oublié des céréales, particulièrement du blé.

Alessandro Stanziani | Les guerres du blé. Une éco-histoire écologique et géopolitique. La Découverte, 342 p., 22 €

À rebours d’une historiographie qui, en cultivant les spécificités nationales ou continentales, corrobore l’idée du « choc des civilisations », il s’inscrit dans le courant de l’histoire globale, qu’il a défendue dans Les entrelacement du monde (CNRS, 2018). Les guerres du blé illustre bien l’un de ces « entrelacements », où les États et empires rivalisent mais sont souvent confrontés aux mêmes problèmes, auxquels ils répondent parfois de manière similaire, parfois de manière différenciée en fonction de multiples facteurs.

Alessandro Stanziani dispose d’une boîte à outils bien fournie, s’appuyant sur de nombreuses recherches, principalement anglo-saxonnes mais aussi russes ou françaises. Mais ce sont ses propres recherches publiées depuis un quart de siècle que l’on retrouve en filigrane des sept chapitres qui suivent un fil rouge : « Les guerres dont le blé apparaît à la fois comme l’enjeu et l’arme sont, d’une part, corrélatives de la naissance et de l’évolution de l’État moderne, notamment dans sa dimension impériale, d’autre part tributaires du développement spéculatif du capitalisme ».

Alessandro Stanziani déroule ce fil rouge en suivant un plan chrono-thématique. Il démarre son étude au XVIIe siècle : c’est le moment où « les grandes puissances à la fois territoriales, nationales et impériales qui se mettent en place ou se consolident alors s’appuient sur deux leviers : le recrutement massif des armées et l’organisation de l’approvisionnement céréalier ». Il compare dans le premier chapitre la Russie, la Chine, la France et l’Angleterre. Un sujet qu’il a déjà abordé partiellement dans Bâtisseurs d’empire. Russie, Chine et Inde à la croisée des monde. XVeXIXe siècle (Raisons d’agir, 2012) et dans des recherches comparatives consacrées à la France et aux puissance rivales européennes. Dans la construction de leur État, toutes ces puissances s’appuient sur un territoire et une fiscalité centrée sur les céréales. Pour l’affirmation des empires russe et chinois, la conquête des steppes transformées en terres à céréales est déterminante.

Centré sur la période « préindustrielle » du XVIIIe siècle, dans un contexte de lente croissance démographique, le deuxième chapitre s’attache à analyser les arbitrages des États entre régulation nécessaire et libre marché et les relations entre les différents protagonistes : État, propriétaires terriens, marchands, producteurs, consommateurs. En dernière analyse, la croissance nécessaire de la production repose avant tout sur l’intensification du travail. Que ce soit l’esclavage dans les colonies américaines, le servage en Russie, différentes formes de coercition imposées aux travailleurs de la terre qui souvent vivent à la limite de la subsistance, toutes les formes de « travail contraint » sont à l’œuvre. On retrouve ici les recherches de l’auteur sur Les métamorphoses du travail contraint (Presses de Sciences Po, 2020).

Alessandro Stanzìni Les guerres du blé. Une éco-histoire écologique et géopolitique
« Champ de blé aux corbeaux », Vincent Van Gogh (1890) © CC0/WikiCommons

Le XIXe siècle abordé ensuite, siècle de l’industrialisation, est aussi celui de l’exploitation coloniale intensive. Un trait universel est celui de l’expulsion hors des terres fertiles des steppes, des plaines et des prairies des peuples autochtones dont une grande partie est exterminée en Amérique du Nord et en Australie. De son côté, l’empire russe a mis la main sur l’actuelle Ukraine, expropriant les populations cosaques et autres turco-mongols ainsi que les populations du khanat de Crimée qui migrent vers l’Empire ottoman et sont remplacées par des migrants russes. Ce siècle est aussi celui de la libéralisation et de l’intensification des échanges et du déclin dans beaucoup d’endroits de l’agriculture traditionnelle, avec ses cultures complémentaires, ses réserves de grains, ses systèmes d’irrigation aptes à affronter les années de mauvaises récoltes. Quelques grands négociants internationaux imposent désormais leurs prix et leurs normes, y compris concernant le blé dit « dur » pour la fabrication de pâtes dont la consommation se répand rapidement. La finance s’en mêle par ses achats virtuels à terme, jouant sur les différentiels de prix. La circulation de l’information sur les volumes et sur les prix est accélérée dans la deuxième moitié du siècle par le télégraphe. Des famines dévastatrices, comme dans les Indes britanniques dans les années 1870, s’accompagnent de l’exportation massive de céréales vers la métropole coloniale où la production est très insuffisante.

La conclusion inattendue de ce chapitre ouvre une piste qui mérite discussion : « L’expansion mondiale du blé sert en réalité […] à nourrir une classe ouvrière dont la croissance est rapide et dont les droits deviennent de plus en plus importants. Le blé mondialisé finance l’État-providence et non le capitalisme libéral. Ce lien pervers entre État social, destruction de la planète et spéculations globales se renforcera au XXe siècle ». Pendant la Première Guerre mondiale, l’Entente a d’importantes ressources, américaines et coloniales. L’Allemagne et l’Autriche sont, elles, asphyxiées. L’auteur détaille la situation de la Russie, qu’il connaît bien (voir son ouvrage L’économie en révolution. Le cas russe, 1870-1930, Albin Michel, 1998), en reprenant la thèse de ce livre : la révolution russe est largement une révolution de la paysannerie victime des réquisitions pendant la guerre et hostile aux privatisations des terres communes. Mais le pouvoir communiste va vite se heurter lui aussi à la résistance des paysans face aux réquisitions violentes qui donnent priorité à l’alimentation de l’Armée rouge. Plus tard, sous Staline, les collectivisations forcées vont engendrer une répression sanglante et le pouvoir vaincra la résistance paysanne, tout particulièrement ukrainienne, en affamant la population, victime d’un véritable génocide : on estime que près de cinq millions d’Ukrainiens meurent alors de faim.

L’épreuve de la guerre a fait prendre conscience de l’importance du blé. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazie, quand elle n’extermine pas les populations des territoires occupés, s’efforce de les faire travailler pour le Reich, y compris dans l’agriculture. Le Japon impérial fait de même en Chine, en Corée, en Thaïlande, en Birmanie. L’occupation en 1942 de ce dernier pays engendre une famine au Bengale qui ne bénéficie plus brusquement des exportations de riz birman. L’après-guerre jusqu’aux années 1970 voit le triomphe d’un nouvel impérialisme céréalier, celui des États-Unis, déjà engagé chez eux dans une agriculture productiviste destructrice des sols, par endroits réduits en poussière, mais qui accueille désormais des hybrides nécessitant toujours plus de fertilisants, d’anti-parasites, d’irrigation. Les semences hybrides doivent être renouvelées tous les ans : l’agriculture céréalière, à commencer par le maïs, se trouve dans la main des grandes entreprises productrices de semences et de produits phytosanitaires. Via l’aide Marshall comme bientôt par le biais de l’aide au développement, les semences et les brevets des grandes firmes s’imposent à l’échelle du monde.

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Depuis les années 1970, apparaissent selon l’auteur de « nouvelles guerres du blé ». Si la production de céréales a augmenté plus vite que la démographie, les signaux sont au rouge : les terres soumises au régime hyper productiviste s’appauvrissent, nécessitent toujours plus d’intrants et d’irrigation et s’étendent au détriment de la forêt dans certaines régions. Et à quoi destine-t-on ces céréales ? À l’alimentation humaine certes, mais aussi aux biocarburants et bien sûr à l’alimentation animale (maïs, soja).

Le maïs et le soja sont aujourd’hui essentiellement produits sous forme d’OGM aux États-Unis, au Canada et en Amérique du Sud. Ces OGM qui sont cultivés « avec le but affiché de contrer les fléaux en bonne partie entraînés par la génération précédente « d’innovation agricole » », nous dit l’auteur, se référant aux hybrides qui ont entraîné une intensification de l’usage des produits phytosanitaires et de l’eau. Les OGM, comme les hybrides, demandent a être resemés chaque année et leurs semences coûtent nettement plus cher. Leur impact sur l’environnement (notamment les ressources en eau) et la santé est encore incertain. L’autre « innovation agricole » au niveau mondial est la spéculation non plus seulement sur les produits mais aussi sur les terres. L’accaparement de terres, d’abord en Afrique, mais aussi en Asie du Sud-Est et en Amérique latine par des sociétés privées et des fonds d’investissements, bat son plein. L’accaparement peut aussi être un des buts de guerre, comme on peut le voir aujourd’hui en Ukraine, historiquement convoitée par les pouvoirs russes.

En ce XXIe siècle, inondations, sécheresses et épidémies se multiplient à cause de la dégradation des habitats naturels et des écosystèmes liés à cette agriculture et touchent principalement les populations les plus pauvres et vulnérables, en particulier les 11 % malnutris et sans accès à l’eau potable. Les grandes questions géopolitiques et écologiques, quand elles sont abordées sous l’angle économiques, le sont souvent à travers les questions de l’énergie. Un des grands mérites du livre d’Alessandro Stanziani est de focaliser notre attention sur l’alimentation, en particulier issue des céréales, source de la principale énergie, l’énergie humaine.


Gérard Vindt, agrégé et docteur en histoire, est responsable de la rubrique Histoire du mensuel Alternatives Economiques.