Megalopolis, auquel il a travaillé pendant près de quarante ans, est le plus ancien des projets de Francis Ford Coppola. Mainte fois annoncé, repoussé, annulé à cause de son budget exorbitant, à cause aussi de ses prétentions technologiques, il met en scène un homme qui a lui-même un projet grandiose.
Il y a quinze ans, quelqu’un d’assez introduit dans le milieu du cinéma me communiqua sous le manteau l’e-mail de Francis Ford Coppola. Coppola venait de présenter Tetro à la Quinzaine des Réalisateurs. Après la séance, il y eut un échange avec le public. Sans trop de surprise, les questions tournèrent pour l’essentiel autour des Parrain et d’Apocalypse Now. Une chose sautait aux yeux, en dépit des réponses courtoises du cinéaste : celui-ci aurait mille fois préféré pouvoir évoquer ses projets. De là vint l’idée d’un livre d’entretien avec lui dont le sujet serait l’avenir – le sien et celui du cinéma. Un message fut envoyé en ce sens, auquel la réponse ne fut pas d’emblée négative. Coppola déclina toutefois après quelques allers et retours, au motif qu’au cours de sa longue vie – il venait d’avoir 70 ans –, il avait consacré trop d’énergie aux projets des autres : il entendait désormais se consacrer aux siens.
Ce message était une déception. Il était aussi un inestimable cadeau. Ne renfermait-il pas un trésor : un peu de Coppola à l’état pur ? La passion de l’avenir, préservée intacte jusqu’à l’approche de la vieillesse. La volonté de parler en son nom propre, alliée au sentiment d’en être sans cesse empêché – y compris par l’obstacle le plus anodin, en l’occurrence la modeste proposition d’un critique vivant à l’autre bout du monde. Le besoin jamais rassasié de se justifier. La conviction, à l’encontre de toute évidence, d’être demeuré un raté devant faire encore ses preuves, un débutant en attente de l’occasion de pouvoir s’y mettre enfin. À lire ce message, on pouvait se demander si ce qui faisait marcher Coppola était le désir de réaliser ses projets ou la crainte d’un jour ne plus en avoir. Tout ce qui rendait si émouvant son personnage – plus émouvant parfois que ses films – était là, en tout cas.
Comment ne pas repenser à cet échange en découvrant Megalopolis, sous-titré Une fable ? Il eut lui-même valeur de fable – à la fois leçon et illusion. Dans le film, l’homme au projet grandiose, interprété par Adam Driver, s’appelle Cesar Catalina. Il habite New Rome, ville tentaculaire et décadente. Architecte, il prévoit de bâtir une cité utopique dans laquelle on ne se trouverait jamais à plus de cinq minutes d’un parc. L’opposition coppolienne par excellence traverse en outre Megalopolis, celle du désir et de la commande, de l’art et du commerce. Jusqu’à ce qu’on réalise que cette opposition est fausse et qu’il s’agit en vérité d’autre chose.
De Megalopolis on va dire – on l’a dit au festival de Cannes où il a été présenté en compétition – que c’est un film incompréhensible, qu’il part dans tous les sens, mélangeant références romaines et hollywoodiennes, haute et basse culture, pour donner finalement lieu à un maesltröm d’images moins étourdissant qu’abscons. On y repérera aussi un large répertoire de motifs coppoliens. La priorité accordée aux événements lumineux, l’alternance du noir et de l’or, le rapport du nouveau monde et de l’ancien. Et plus que tout l’obsession pour le temps, avec la fatalité de ses comptes-à-rebours mais aussi la musique étrangement entraînante de son tic-tac.
On aura raison. On aura tort aussi : Megalopolis est au fond d’un film très simple. Voire trop simple. Pendant les trois quarts de son déroulement, l’architecte évoque son génial projet, il vante les mérites du matériau qu’il a inventé, le mégalon, et bataille contre les politiciens corrompus. Mais tout cela reste vague. À la fois spectaculaire et nébuleux. Puis soudain tout se résoud, l’utopie est réalisée et le film s’achève. Comment ? Bien malin qui pourrait le dire.
C’est allé très lentement – Megalopolis dure 2h18 –, cela a pris mille détours – le film est un labyrinthe –, mais c’est aussi allé très vite. Cela s’est fait d’un coup. Cela, autant dire, ne s’est pas réellement fait. Il est vrai qu’entre le début et la fin, l’architecte veuf et solitaire a rencontré l’amour, qu’il s’est marié et a eu un enfant. Vrai aussi que le don qu’il avait d’arrêter le temps, c’est son épouse – jouée par Nathalie Emmanuel – qui le possède désormais et que cela n’est pas sans signification. Mais Megalopolis ne raconte pas le processus par lequel une utopie devient réalité. Parce qu’il n’est pas sûr qu’un tel processus soit narrable et – mais c’est la même chose – parce que le récit n’a jamais été l’atout majeur de Coppola.
L’inventeur est rarement aussi un narrateur. Megalopolis ne raconte pas grand-chose. Sa force loge ailleurs. Elle vient de ce que tout s’y présente à l’état de projet. Si la nouvelle création de Francis Ford Coppola ressemble bien parfois à un film, c’est plutôt à un de ceux qu’ont pu réaliser au cours des années 2000 les frères – devenus depuis les sœurs – Wachowski. Soit un kaléidoscope de visions futuristes dont la beauté flirte volontiers avec la laideur.
Parfois cette nouvelle création ressemble davantage à la présentation par feu Steve Jobs d’un des derniers joujoux sortis des usines Apple. Des croquis succèdent à des maquettes, une animation par ordinateur tutoie un split-screen, les jeux du cirque voisinent avec une émission télé… : cela part en effet dans tous les sens. Mais d’une part Coppola reste précis et fluide dans l’enchaînement de ses visions : Megalopolis est un film aussi visuellement net que narrativement embrouillé. Et d’autre part tout en reste au stade de la promesse, autrement dit libéré du devoir d’être suivi d’effets. Seul importe ce qui est à venir. Et pour Coppola ce qui est à venir doit en quelque manière le demeurer. Car tout projet, par définition, est impossible ?
Sans doute la manière dont Megalopolis décrit une ville au bord de la guerre civile est-elle désarmante par son mélange de fureur et de flou. Le portrait de New Rome prend beaucoup de place et pourtant il est clair qu’il n’a aucune importance. Pendant longtemps, Calatina paraît destiné à connaître les mêmes affres que Michael Corleone : conquérir le pouvoir mais perdre son âme, s’alénier toujours plus sa famille à mesure qu’il devient plus puissant. La trilogie du Parrain s’achève, on s’en souvient, sur les marches de l’opéra de Palerme. Corleone est enfin devenu respectable, il a été adoubé par le Vatican – Rome, déjà –, mais il hurle à la mort en tenant dans ses bras le cadavre de sa fille – jouée par Sofia Coppola. Ici, c’est l’inverse qui se produit. À la fin de Megalopolis, il n’y a pas de séparation entre la volonté démiurgique et l’amour de la famille. Tout finit bien, la ville brille, le temps suspend son vol, mais le bébé gazouille encore. Catalina se réconcilie même avec sa mère (jouée par Talia Shire, sœur du cinéaste). L’avenir, enfin, semble proche.
Megalopolis, bien sûr, est bizarre. Mais le grand film malade – selon l’expression consacrée – est aussi un film où Coppola apparaît guéri. Arrivé au terme de Megalopolis, le cinéaste ne fait plus semblant de s’intéresser à la politique. Ou du moins ne feint-il plus de croire qu’il est dans la nature du pouvoir de détruire la famille. Il le reconnaît enfin : la famille est pour lui la seule politique ; la filiation, le couple sont vastes comme le monde ; l’avenir de l’humanité lui importe, certes, mais d’abord parce qu’il concerne celui du noyau familial.
Inutile de chercher ailleurs la véritable innovation de Megalopolis. Coppola en a fini avec l’opposition – entre le moi et le monde, entre le film de famille et la superproduction – qui alimenta si longtemps à la fois son ingénuité et sa folie des grandeurs. Il l’avoue enfin : la famille est pour lui la seule superproduction. Autant dire que, personnel, il l’a toujours été. Personnellement mégalo et « mégalomanement » personnel.
Personnel et mégalo mais aussi, à 85 ans, capable de candeur, d’optimisme et même d’innocence. Arrêter le temps est le rêve explicite de Catalina, comme il a toujours été celui de Coppola. Rêve mélancolique, sans doute. Rêve logique, surtout. Rêve qui, profondément, correspond à la nature du temps au lieu d’aller contre elle. Souvenons-nous à ce sujet d’une chose très belle, et sans doute très vraie, dite par Coppola au début des années 1980, à l’époque de Coup de cœur donc, juste avant qu’il ne commence à penser à Megalopolis. C’était à la télévision, dans un portrait de lui réalisé par un autre grand cinéaste, Monte Hellman. Si vous demandez à un garçon de 10 ans, disait Coppola, combien de fois il a été amoureux au cours de sa vie, il y a toutes les chances qu’il vous réponde : une seule fois. Et si vous posez la même question à un vieillard, sa réponse sera probablement la même : une seule fois. C’est cette fois seule, unique bien qu’elle puisse se modifier au fil du temps, qui brille quelque part au cœur de Megalopolis.