Il y a dix ans, le 29 septembre 2014, André Blanchard nous quittait prématurément. Auteur de dix volumes de carnets et de trois volumes de chroniques, il tente par le seul recours du style de rendre compte de son parcours de lecteur et d’écrivain. Inaugurée en 1978 et couvrant plus de trente-cinq ans, cette pratique d’écriture dit aussi sa vie et l’époque, tandis que spleen et humour se tirent la bourrent au jour le jour, page après page. Premier et aujourd’hui unique éditeur de Blanchard, Dominique Gaultier, fondateur et patron du Dilettante, revient sur cette œuvre et cet écrivain singuliers.
Vous souvenez-vous de la première lecture du manuscrit de En dilettante, les premières notes de ses carnets qu’André Blanchard vous avait envoyées en juin 1988 et quel effet a t-elle produit sur vous ?
J’en ai un très bon souvenir. Les circonstances relèvent presque du cliché. C’était, comme le vous dites, au mois de juin, il faisait beau et j’étais parti en week-end chez des amis. Ils avaient une belle maison avec une piscine. J’étais installé dans un transat, et c’est là que j’ai lu Blanchard. C’est rigolo cette image de l’éditeur installé que je n’étais pas.
La lecture, je m’en souviens parfaitement parce que c’était tellement original. Les activités du Dilettante étaient encore balbutiantes, et je pense que ce manuscrit est l’un des premiers d’un auteur inconnu, avec celui d’Alain Bonnand, que j’ai publiés… Et puis le fait de le lire dans ces conditions, c’est quelque chose qu’on ne peut pas oublier.
Vous qualifiez votre premier ressenti de lecture de « tellement original ». Il est rare, sinon exceptionnel, de publier les carnets d’un écrivain sans œuvre préalable. Qu’est-ce qui vous y a décidé ? En quoi ces notes méritaient-elles d’être publiées ?
Sa façon de parler de littérature était tellement extraordinaire. Il avait raison d’appeler ça En dilettante, parce qu’il s’agissait vraiment des notes d’un lecteur amateur, amateur dans le sens le plus noble du terme. On était loin de tout discours académique, universitaire, même polémique. Ce n’était pas non plus un pamphlet. C’est vraiment l’œuvre d’un fou de littérature, d’un lecteur hors pair. Un lecteur qui s’adresse à d’autres lecteurs. Tous ses carnets tournent autour de ses lectures. Les allusions à sa femme, à sa fille, à son quotidien, à son métier, sont vraiment quantité négligeable. Une manière très originale par rapport à ce qu’on a l’habitude d’attendre d’un diariste. C’est vraiment cette plongée en apnée dans les livres qui me marque le plus.
Ça m’a poussé à le publier, tout en sachant que c’était voué à n’avoir pas beaucoup d’écho. Et, je pense qu’on en reparlera parce que je l’ai écrit sur le rabat de Bon qu’à ça, j’ai tout de suite pensé à lui demander quelque chose de plus vendeur, si je puis dire, de plus traditionnel, c’est-à-dire le sempiternel roman. J’avoue que c’était une erreur, mais je n’étais encore qu’un jeune éditeur, et on apprend beaucoup de ses erreurs, paraît-il. Aujourd’hui, je vois bien les retours des lecteurs que j’ai pu rencontrer : les gens qui aiment l’œuvre de Blanchard sont de grands amateurs de littérature, tout simplement.
« J’ai ouvert mes colonnes aux autres plus qu’à moi-même », écrit Blanchard. Il a beaucoup écrit sur ses lectures : entre ses modèles et ses bêtes noires, ses découvertes sous le manteau et ses critiques virulentes. Qu’en retenez-vous ? Qu’est-ce qui vous surprend chez le lecteur Blanchard ? Est-ce qu’il y a des notes sur ses lectures qui vous ont fait lire des livres ?
Peut-être Marcel Moreau, que je connaissais et que j’ai essayé de rééditer. C’est un auteur pour lequel je reconnais un univers, une virtuosité, mais je ne serais pas allé vers lui spontanément. Autre exemple : François Mauriac, un auteur qui était bien décrié à l’époque et dont j’ai l’impression qu’on sauve aujourd’hui l’œuvre de journaliste, d’éditorialiste, tout en disant beaucoup de mal de son œuvre romanesque. Je me retrouve un peu dans ce que dit Blanchard de Mauriac, qui est assez original.
Comme vous l’avez évoqué, vous écrivez dans la lettre que vous lui avez adressée à titre posthume au moment de la publication de Bon qu’à ça que vous lui aviez demandé un roman qui ne vint jamais. Pourquoi, malgré des tentatives, il n’en fut pas capable ?
Je crois que, pour filer la métaphore sportive, le type qui est un krach sur 400 m est moins bon sur 5 000 m. Et effectivement, les tentatives qu’il m’avait envoyées, je ne me sentais pas de les publier. Parce que vraiment, tout ce que je publie, je veux le publier et suis capable de le défendre. Même si parfois il m’est arrivé, bien sûr, de prendre quelque chose qui me convenait un peu moins d’un auteur dont j’ai publié plusieurs livres, car je sentais une œuvre derrière. Ça avait un sens. Mais j’ai refusé pas mal de manuscrits.
Blanchard, c’est un style.
Pour moi, c’est un curieux mélange entre une fluidité qui fait que le lecteur est très vite pris et une écriture parfois chaotique. C’est ce curieux mélange qui fonctionne et fait qu’à mon avis, pour un lecteur un peu familier, on reconnaît Blanchard. Effectivement, comme vous dites, le bon mot qui arrive, la chute qui n’est pas spécialement en fin de phrase, parfois au milieu. C’est vraiment original.
Pour les textes publiés au Dilettante, j’ai toujours retravaillé un minimum avec lui. J’avais toujours quelques petites corrections à apporter. Pas grand-chose. Quand je lisais ceux parus chez Erti, il y a des choses qui me semblaient pouvoir être rendues un peu plus fluides ou élégantes. Avant la publication, nous avions quelques petits débats. Après, évidemment, dans Bon qu’à ça, nous n’avons rien touché, sauf coquille évidente. Je crois que le « style » Blanchard était là dès son premier livre, Entre chien et loup, et qu’il a peu évolué dans les volumes suivants.
Pendant quinze ans, Blanchard publie chez Erti, un éditeur très confidentiel. Pourquoi et comment vous êtes-vous retrouvés ?
Je lui ai dit que j’avais gagné beaucoup d’argent et que désormais il me semblait que je pouvais le défendre efficacement. Enfin, à tout le moins, lui assurer une tranquillité de publication sans trop de problèmes. Je crois qu’il était quand même très malheureux chez Erti, un éditeur qui faisait des livres de cuisine… C’était totalement incongru.
Blanchard avait une petite complaisance dans le côté écrivain provincial méconnu, celui qui est dans sa thébaïde, n’en sort pas et ne fait aucun effort. Par exemple, il a fallu que je le tanne pour qu’il accepte de recevoir Le Matricule des anges, les bras m’en sont tombés. Je lui ai dit : « je ne vous demande pas de faire Ardisson ni même d’aller à la télé, mais juste Le Matricule des anges… » J’ai fini par lui dire : « Je suis sûr que vous vous régalez d’écouter les entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet ». C’est ainsi que j’ai obtenu gain de cause.
En 2018, vous publiiez Des débuts loin dans la vie, des notes de carnets qui couvrent les années 1978-1986, soit avant les années couvertes par Entre chien et loup, le premier volume des carnets. Pourquoi cette publication posthume, et comment avez-vous travaillé sur l’établissement du texte ?
La veuve d’André Blanchard nous a confié ce manuscrit et j’ai décidé de le publier en l’état. Il fallait que je répare cette bévue d’avoir cessé de le publier et je pouvais le faire. Il y a des vertus aussi à faire quelques livres qui marchent.
Ses notes sur l’actualité supportent le passage du temps.
Blanchard n’est pas un écrivain engagé. C’est même un écrivain dégagé, adoptant la position classique de celui qui estime que tout cela n’offre quand même pas beaucoup d’intérêt. Dès lors, il prend moins de risques puisqu’il considère ces questions un peu de haut. On ne pourra pas lui dire après : « Mais alors, pourquoi vous avez appelé à voter Chevènement en telle année ? » Je prends un exemple pas trop déshonorant, mais voilà, c’est pareil.
Par ailleurs, ces notes sur l’actualité n’apportent rien de bien nouveau, même si ce qu’il dit est fondamentalement juste. Sur la politique, il ne met pas trop les mains dans le cambouis. Donc c’est plus facile à mon avis… Et puis après, on s’en fiche un peu, même s’il avait dit des bêtises. Ce n’est pas là qu’on l’attend.
Blanchard écrivait : « je n’écris pas pour être lu, mais pour être relu ». Qu’est-ce qui fait que ses carnets sont d’une lecture forte aujourd’hui ?
Au risque de me répéter, je pense que quand on aime vraiment la littérature, Blanchard est un compagnon idéal. J’entends par là que la plupart des gens, et j’en reviens toujours à mes erreurs de débutant, lorsqu’ils achètent un livre, ne se posent pas la question de la littérature. Ils veulent qu’on leur raconte une histoire. Si elle est bien écrite, c’est encore mieux. Si elle est originale, tant mieux. Mais ils ne se posent pas la question de comment ça marche. Dans les carnets de Blanchard, cette question est centrale, on ouvre le capot pour voir comment c’est fait. Et c’est pour cette raison qu’il a si peu de lecteurs. Mais qu’il en aura toujours.
« Un misanthrope aimable », ainsi le présentait une personne qui l’avait connu.
Je ne pourrais pas vous le dire. Je l’ai très peu vu. Il raconte notre première rencontre dans un des carnets rassemblés dans Bon qu’à ça. Je vais le voir chez lui à Vesoul. Là, au milieu du repas, il se sent mal et disparaît. Voilà. Donc je ne sais pas. Autant je pourrais vous raconter moult anecdotes avec Éric Holder, autant avec André Blanchard tout a eu lieu dans le cadre professionnel. Et dans ce cadre, c’était parfait. Parce qu’on était comme deux pros, et que j’ai quand même tendance à respecter le travail de l’auteur.
Qu’est-ce qui singularise selon vous ses volumes de chroniques par rapport à ses carnets ?
L’appellation « chronique », c’était un choix de l’auteur que je n’ai pas remis en question. Il est peut-être un peu moins question de littérature dans les chroniques et un peu plus d’histoires du cru, de petites chroniques régionales. Il y a peut-être davantage de souvenirs, il y évoque ses études. S’il s’est plié à mes exigences au début, c’est peut-être qu’il avait envie d’essayer un autre registre, mais, fondamentalement, il retombe très vite dans sa manière.
« Je n’avais pas voulu ni ne voudrais jamais que mon esprit serve à autre chose qu’à ma liaison littéraire », écrit André Blanchard dans Ex-voto. Voici quarante ans que vous êtes éditeur. Connaissez-vous beaucoup d’écrivains qui ont comme Blanchard renoncé à toute ambition sociale pour écrire ?
Ici, il faut rendre hommage à sa veuve. J’en ai beaucoup vu chez les artistes plasticiens dont la compagne était dans l’Éducation nationale. Je pense que le fait d’avoir une compagne comme ça, qui a compris qu’il était sur terre pour écrire ses carnets, a sûrement facilité la tâche. Un petit boulot à mi-temps, il y a finalement beaucoup d’écrivains qui y sont confrontés.
Qu’est-ce qui vous marque le plus dans son œuvre ?
Ce qui me frappe, c’est sa constance. Il s’attèle à ses carnets et il s’y tient. Quand il s’arrête [les carnets sont interrompus entre 1996 et 1999], il écrit des chroniques. Mais bon, comme nous l’avons vu, il n’y a pas de différence si frappante entre carnets et chroniques.
Son éducation chez les curés et la façon dont elle continue à le marquer ont-elles selon vous un impact sur son œuvre, sinon sur sa vie d’écriture ?
Elle a eu un impact sur ses lectures, c’est certain. Et puis oui, il y revient. On sent que ça l’a marqué. Et aujourd’hui où l’Église n’a plus le poids qu’elle avait dans la société il y a encore quelques décennies, cet aspect constitue le petit côté rétro de Blanchard.
Qu’y a-t-il selon vous de ses modèles (Léautaud, Renard et ses « 4 as » : Balzac, Flaubert, Proust et Mauriac) dans son écriture, dans sa vision de la littérature ?
Je ne vois rien de balzacien ni de proustien dans son écriture. Je pense qu’il y a des proximités avec Jules Renard et Paul Léautaud… Renard, plus que Léautaud. Ce ne sont pas les mêmes humeurs que Léautaud, je trouve. La distance et l’ironie le rapprochent davantage de Renard. On ne peut pas ne pas penser à Renard et à Léautaud.
Il semble compliqué de défendre un auteur qui refuse les sollicitations médiatiques et toute promotion. Est-ce tenable aujourd’hui ?
Pour le moment, j’ai encore ce luxe de ne pas me poser la question. Je publie un texte. Si l’auteur est un beau jeune homme ou une ravissante jeune femme qui habite à Paris, c’est mieux qu’un vieil… Mais ça vient après. Une fois que j’ai choisi le texte, je rencontre l’auteur. Je n’attends pas de le voir pour décider de sa publication. Et puis je ne suis pas non plus un grand fanatique de la communication à tout prix.
Sujet de sa majesté le spleen, préoccupé par la maladie et hanté par la mort, Blanchard ne se départ jamais de son humour et du bon mot riche de style qui l’accompagne. Diriez-vous que l’un est le moteur de l’autre dans son œuvre ?
Heureusement qu’il a ça pour le lecteur que nous sommes. S’il s’agissait juste d’un long sanglot comme ça… Non, justement, il a cet humour, cette distance, cette autodérision qui permet de mieux supporter l’idée que nous avons de notre propre finitude. Je suis très sensible à l’humour et dans mon catalogue il y a des livres très noirs, mais plein d’humour.