Cruelles vérités de Lituanie

Couvert de prix en Lituanie, le roman de Sigitas Parulskis, poète et dramaturge lituanien né en 1965, a secoué des susceptibilités nationales lors de sa parution en 2012. Traduit en une vingtaine de langues, Ténèbres et compagnie met en scène des thèmes traditionnels, notamment la question de la responsabilité collective, dans le contexte de la double occupation de son pays par l’Allemagne nazie et la Russie stalinienne, au début de la Seconde Guerre mondiale. Une époque source de souvenirs douloureux que le débat public n’a pas encore complètement assimilés. L’auteur photographie, au propre et au figuré, l’assassinat des Juifs et des complicités lituaniennes que certains préfèrent oublier ou nier. On comprend que ce grand roman ait ému et choqué. Sa traduction paraît enfin en France, en une année marquée par une promotion particulière de la culture lituanienne.

Sigitas Parulskis | Ténèbres et compagnie. Trad. du lituanien par Marielle Vitureau. Agullo, 310 p., 22,50 €

Sigitas Parulskis nous transporte dans un monde où les morts sont « plus vivants que les vivants » et les vivants « plus morts que les morts », un monde qu’introduit une scène de guerre inattendue au bord d’un lac. L’observateur, un photographe qui se cache dans des fourrés, entend des voix féminines. Il repère des couples près du lac attenant. Des jeunes femmes à peine sorties de l’eau, nues, rient avec des soldats. Un couple se lève, avance et s’allonge dans l’herbe haute près de la cachette du photographe. L’homme enlève sa chemise, la femme lui ouvre sa braguette, et le photographe fuit. Pris par un cauchemar, il se réveille dans un sous-sol, le corps couvert de bandages, un docteur lui dit qu’il a failli mourir.

Nous sommes en 1941, quand l’Allemagne nazie attaque l’Union soviétique, et que la Lituanie n’existe plus. Le photographe au centre du roman se nomme Vincentas, il n’a pour seuls amours que Judita, qui a disparu, et leur fils, qu’il n’a jamais vu. Il veut survivre dans son « lit de mort » pour dire à ce fils quel père il était. Il se raconte son passé. 

Comment a-t-il rencontré la belle Judita ? Elle est mariée et juive. Il l’a croisée par hasard, elle avait le torse nu, il l’a photographiée et une romance s’est installée dans l’ignorance ou la tolérance du mari. Ils partagent les bonheurs de la nature et de l’amour, alors que la guerre déferle autour d’eux. Ils font comme si de rien n’était, mais en ce mois de juin la confusion générale règne, l’Allemagne a rompu le Pacte germano-soviétique et occupe toute la Lituanie, « les Rouges et les Juifs » fuient. C’est l’époque des grands massacres antisémites, soit dans des pogroms perpétrés généralement par des Lituaniens (environ 10 000 victimes), soit par les brigades spéciales qui « nettoient » l’arrière des troupes allemandes, ici l’Einsatzgruppen A, qui fusillent environ 150 000 Juifs. 

Un jour, les amants sont réveillés par des tirs de mitraillette. Judita murmure : « As-tu vu ce qu’ils font aux Juifs ? – J’ai vu », lui répond Vincentas qui ajoute aussitôt : « Je ne veux pas penser à ce peuple, je veux penser à toi. Je te protègerai. » 

Sigitas Parulskis | Ténèbres et compagnie.
Sigitas Parulskis © Margarita Vorobjovaitė

L’auteur décrit de nombreux massacres, toujours documentés par les meilleures sources historiques [1], bien suggérées dans des scènes de roman. Ici, il s’agit du deuxième pogrom de Kovno (Kaunas), le 27 juin 1941, dans le garage de Liétukis. Sans nommer le lieu, Parulskis en cite les moindres détails, l’horreur des meurtres qui ont fait une soixantaine de victimes et inspiré d’autres pogroms. Il y invente l’implication « involontaire » de Vincentas : il voit une foule agglutinée près du garage, il demande « s’ils jouent au foot ou quoi ? ». Il se fraie un chemin, les gens sont « excités », « chuchotent », « agitent les bras ». Il peut voir « dans la cour du garage, quelques jeunes hommes en chemise » qui « frappent des gens avec des matraques, des pieds-de-biche, amenés par deux ou trois par la rue du côté du cimetière ». Puis, pris dans la foule, Vincentas se retrouve bloqué. Il pense qu’il « aurait aimé avoir son appareil photo avec lui à cet instant. Il aurait pu se cacher derrière ». Abject, il révèle ses ambiguïtés, ses lâchetés.

Plus tard, il est surpris par des partisans (collaborateurs lituaniens) et des SS, en train de photographier attentivement un viol, il intéresse un officier qui lui demande son métier. Photographe d’art. L’opportunisme fonctionne et le SS l’invite à lui présenter son travail, ce soir, chez lui. Séduit par le talent de Vincentas, en particulier par ses nus de Judita, l’officier SS, que l’on appelle l’Artiste, le réquisitionne. À la recherche, dit-il, d’un art de la mort, il l’embauche pour photographier ses exploits. Il lui tient un discours sur les significations de l’art, l’histoire qu’il porte, il se réfère à des tableaux de la Renaissance, etc. Il insiste plus précisément sur sa volonté de voir la mort au moment où elle apparaît dans les yeux de la victime. « Il me faut la poésie de la mort, et non l’agonie du bétail mourant. La poésie des cerveaux qui giclent […] Voilà la véritable poésie de la mort. » Telle est l’ignoble mission confiée par ce SS à Vincentas. Il l’accepte. Il pourra aller partout, protégé par des gardes. Vincentas croit ainsi sauver Judita, alors que l’Artiste lui a fait remarquer, le premier soir : « Coucher avec une Juive n’est pas raisonnable par les temps qui courent … »

L’argument romanesque conduit les lecteurs devant la Shoah en train de se faire avec ses légions de supplétifs et ses horreurs. Vincentas se rend près des fosses d’exécution à Kaunas ou Ponary, il accompagne les perquisitions suite à des délations, il fixe avec son objectif les visages effrayés de familles cachées dans des placards. Il photographie les regards au premier coup de feu. Bien sûr, il ne convainc pas Judita qui ne sait pas trop ce qu’il fait. Elle se méfie. D’ailleurs, elle semble avoir disparu. 

Le voyage de Vincentas au cœur du meurtre, terriblement révoltant, devient insupportable. Le pseudo-pacte avec l’Artiste SS n’a aucune crédibilité, démasque surtout la cruauté – le SS parle de l’indifférence face à la mort – qui s’est installée dans la tête du photographe. Les récits éprouvants des massacres, avec la participation massive de collaborateurs, prennent l’allure d’une métaphore de la relation des Lituaniens avec les occupants. L’absurdité des conversations « esthétiques » du photographe avec l’Artiste SS est là pour renforcer la honte des crimes partagés. Car les personnages imaginés par Sigitas Parulskis dans ce puissant roman sont au cœur des cruelles vérités qui tracassent encore les consciences nationales. La fiction devient envoutante, elle est douloureuse et, il faut l’espérer, efficace.


[1] En épilogue, l’auteur cite les travaux de l’historien lituanien Arùnas Bubnys qui avait depuis longtemps démontré les complicités lituaniennes accablantes dans l’assassinat des Juifs pendant la guerre.