Avec Bon qu’à ça, près de quinze ans de carnets et de chroniques d’André Blanchard (1951-2014) sont désormais disponibles en un magnifique volume de plus de mille pages. Où l’on découvre un écrivain, un lecteur et un homme libre, aux prises avec la vie et l’écriture, sacrifiant tout à la littérature.
Blanchard avait envoyé un premier manuscrit de ses carnets, En dilettante, au Dilettante, sur la foi du seul nom de cette – alors jeune – maison d’édition qui lui convenait tout à fait. Dominique Gaultier les avait publiés sous le titre Entre chien et loup (1989), avant de renoncer aux suivants, faute de moyens et d’un roman qui ne vint jamais. Auteur et éditeur se sont retrouvés quinze ans plus tard pour cinq livres avant la mort prématurée de l’auteur. Aujourd’hui, Bon qu’à ça réunit les six livres publiés ailleurs qu’au Dilettante, entre 1991 et 2004, soit quatre volumes de carnets de 1989 à 2002, interrompus entre 1996 et 1999, et deux livres de chroniques. Ils étaient jusqu’alors indisponibles.
Ils sont peu nombreux les écrivains à avoir été publiés par la seule force de leurs carnets et journaux. On pense à Charles Juliet, on en oublie certainement, mais Blanchard est assurément l’un d’eux. Car ces textes viennent le plus souvent éclairer une œuvre romanesque, le contexte de son élaboration, les rencontres et faits d’armes de son auteur. André Blanchard est bien loin de remplir ces conditions. Cet habitant de Vesoul, ignorant les transhumances vacancières, n’aimait rien tant que son bureau, entouré de ses livres et de ses chats, à l’exception peut-être du jardinage. Le voyage à Paris, une expédition, n’eut lieu qu’une fois dans les quinze ans que couvrent ses carnets et chroniques. Et s’il raconte les rares rencontres, c’est pour écrire combien elles tournent court et sont décevantes.
Qu’y a-t-il donc dans ces pages pour qu’on les lise avec une telle avidité ? Blanchard allie un style bien à lui, une manière d’être au monde mêlant mélancolie, cheminement aux côtés de la mort qui le hante, un humour omniprésent et le regard d’un lecteur pointu et libre. Enfant marqué par la mort de son père alors qu’il n’avait que six ans – le décompte des années passées sans lui revient chaque 2 juillet dans les premières années des carnets –, par un rapport compliqué avec sa mère, et par son éducation chez les curés – qui le marque autant qu’il ne cesse de la mettre à distance –, Blanchard choisit, après de brillantes études de droit, de renoncer à toute situation, pour se consacrer à la littérature : entendez l’écriture et la lecture, qui occupent une grande partie de ses notes.
À écrire, il préfère lire. Ses lectures jalonnent ces quinze années de carnets et de chroniques. Il y a ses maîtres : Proust (ses 36 raisons de ne pas le lire constituent une belle tranche d’humour) ; Flaubert (il propose un portrait de lui à trente ans de plusieurs pages dont on se demande, comme pour beaucoup d’écrivains, s’il ne dessine pas un autoportrait en creux) ; Léautaud, lu, relu, re-relu au fil de l’acquisition des 18 volumes de son journal au Mercure de France ; Mauriac, dont il (re)lit avec un vif plaisir un roman chaque été. Au-delà, il lit sèchement les auteurs à la mode de ces années-là (Collard, Ravalec, Djian). Il déboulonne quelques statues : Bergounioux et son esprit de sérieux ; Michon, écrivain palimpseste « en passe d’être l’écrivain le plus pistonné de France » ; Le Clézio : « on lui connaît cette opinion “il ne faut pas que l’écrivain soit obsédé par le style.” C’est dire qu’il doit dormir tranquille. » ; Houellebecq, dont la lecture fait l’objet de nombreuses réserves dès 1998, « sa prétention mégalo d’être poète ! Ce mot frôle le blasphème dans son cas, si on le rapporte à tant de platitudes »…
Il a ses bêtes noires aussi : Robbe-Grillet et les auteurs Minuit, Duras, Ernaux et son écriture plate, ce qui ne l’empêchera pas de louer Les années dans des carnets ultérieurs. Des contemporains, il salue les trois premiers livres d’Amélie Nothomb et de Jean Rouaud et ceux de Richard Millet, considère Éric Holder comme un frimeur – ce que l’on peine à imaginer –, Solde de Bernard Frank comme « un bijou », et offre de magnifiques pages sur Dora Bruder de Modiano. Attiré par la littérature germanique, il lit avec un vif intérêt Thomas Bernhard, est saisi par Mars de Zorn : « un livre unique […] la sublimation de la détresse en des pages pour ainsi dire hors commerce ». Grand lecteur d’écrits intimes, ainsi qu’il nomme les carnets et les journaux d’écrivains, il voue un profond respect à ceux de Cabanis, Calaferte, dont le premier volume, Le chemin de Sion, l’a notablement saisi et accompagné, et Green, même s’il n’hésite pas à pointer la théorisation qui l’agace chez Calaferte ou le commentaire de l’actualité qui devient prédominant chez Green et Cabanis. Il vante les neuf volumes de l’œuvre autobiographique de Christian Guillet, qui « publie dans le désert », tant il la trouve de plus en plus forte à mesure que l’auteur avance dans son projet littéraire élaboré sur trente ans.
Il abhorre les écritures plates, considérant qu’« il ne suffit pas de raconter une histoire, il s’agit de l’écrire ». Ses notes de lecture ont ceci de marquant qu’elles pointent sans retenue forces et faiblesses détectées, passant au scanner également ses coups de cœur. Pour le lecteur, ses multiples piques, toujours argumentées, font que ses enthousiasmes valent blanc-seing et que ses carnets suscitent de nombreuses envies et pistes de lecture. On en resterait là qu’il s’agirait déjà d’une mine. Mais ces carnets disent une vie, une vie vouée à l’écriture, et de quelle manière ! De l’écriture, qu’espère t-il ? Qu’elle le sauve ! Mais de quoi ? Écrivant, « non pour être lu, mais pour être relu », croyant à la seule force d’un livre plus qu’à sa défense par son auteur, il conchie salons du livre et dédicaces, se défie des entretiens radio, télé, refuse « l’écrivain en bête de scène et de cirque »… et publie chez qui veut bien l’éditer pourvu qu’il puisse se soustraire à toute promotion et éviter toute photographie.
Écrire cela n’épuise pas le sujet car la publication le taraude, elle sonnerait comme une reconnaissance dans son choix de consacrer sa vie à l’écriture. Et continuer de publier, fût-ce avec des difficultés multiples, retards de publication, diffusion inexistante, lui offrirait la réassurance qu’il peut encore y prétendre. S’il voit dans la forme des carnets la seule expression de l’écriture et du style sans le secours de la fiction, il en perçoit la limite, se reprochant d’être « une sorte de lumpenprolétariat vis-à-vis du romancier et surtout du poète ». Il revient sans cesse sur la difficulté d’écrire (qui se résume à souffrir d’écrire autant que souffrir de ne pas écrire), à la peur de se répéter, à la fatigue de ses carnets (dès 1989), au doute persistant d’avoir consacré sa vie à la littérature, d’être « un écrivain par défaut – de ne pouvoir n’être rien ».
« Inapte à être de [s]on temps », il interroge l’époque, s’en amuse souvent. Du progrès, il note : « Est-ce que le progrès ne donne pas l’impression d’être majeur, de pouvoir se passer de l’homme ? Voyez comme il le pousse déjà vers la sortie. » Rétif à l’informatique, à l’art contemporain, au discours des médias, aux mots à la mode, c’est sans doute à l’Éducation nationale qu’il réserve le plus de piques. Partageant sa vie avec K., une professeure de lettres classiques, il n’est pas tendre avec les pédagogues, l’institution et ses directives aberrantes, loin du terrain et du bon sens, qui semble accompagner la baisse de niveau des élèves. Sur la politique, française ou étrangère, il s’exprime peu, entretenant avec elle un rapport distant, mais ses quelques regards, décalés, font souvent mouche : derrière l’honneur de l’abolition de la peine de mort, ne se cache-t-il pas le déshonneur de la situation des prisons françaises ? Sur l’immigration, « être nulle part un étranger, cela en fait voir partout » ; sur la fin de la guerre en Irak (1991), il entrevoit déjà les répliques probables dans la région, notamment en Syrie ; sur la fatigue de la démocratie et la montée de l’abstention, il pointe avec ironie la « tentation de l’aventure » avec l’extrême droite (au mitan des années 1990) ; sur la mondialisation : « plus [elle] est en route, moins ça suit. On est citoyen de son pied à terre »… Il n’écrit pas en analyste, mais pointe ce qu’il ressent, s’amuse des raccourcis ou des discours partisans, manière d’aiguiser sa plume. Du monde tel qu’il va, on peut guetter des regards erronés, démentis par le temps. On n’en trouvera guère.
Du quotidien, que reste-t-il ? Quelque échange avec un clodo nous offre un éclat de rire ; son rendez-vous à l’ANPE décrit déjà comment est considéré le chômeur, ce coupable, et nous tord le ventre. La maladie – bourdonnement d’oreilles, surdité, malaises vagaux, zonas, vertiges… – et la difficulté de composer avec ce qui le maintient debout – le tabac comme le café – montrent une anxiété viscérale que l’écriture tamise au filtre de l’humour. Si K., la femme aimée, qui met tant d’humour à le soutenir, apparaît de temps en temps, on ne découvre que tardivement qu’il est père, lorsque l’héritière surgit, déjà âgée de huit ans, au détour d’une note.
Plusieurs fois, au cours de la lecture des volumes de chroniques, la question de la différence qu’il y a entre celles-ci et les carnets affleure. Tout juste l’alternance de chroniques et de pages de brèves ou d’aphorismes, moins marquée par le fil des jours, agit-elle sur le rythme de l’ensemble. Mais on y sent la même veine. C’est peut-être de la prison des carnets que Blanchard s’est évadé au cours de l’écriture de ces deux volumes, sans changer vraiment ni de thèmes ni de manière d’écrire.
Une réserve sur ces 1 000 pages ? Un texte d’une trentaine de pages fait caler et confirme la sensation que Blanchard nous saisit moins sur les textes plus longs. Au-delà de tout, la mélancolie y tient une large place, mais le parti d’en rire la contrebalance si souvent. Spleen, difficulté, il les écrit mais les met à distance par l’humour : « il tombe des cordes : et jamais rien au bout ». On aime tant aussi la répartie de K., l’aimée, taquine. Tandis que l’auteur plafonne à 600 lecteurs, « ce serait pas mal, de prévoir un cadeau pour le millième acheteur : un inédit, posthume ». Une dernière, parmi tant d’autres, pour vous recommander chaudement cet auteur, riche, rare et singulier : « Jusqu’au bout le malentendu ! L’agonisant au curé : fichez-moi la paix ! – C’est précisément cela que je vous amène. Amen. »