La réédition de Rue Ordener, rue Labat, le beau livre de Sarah Kofman (1934-1994), est la bienvenue en ces temps de confusion, où les faits aiguisent la portée et l’actualité du passé.
Les rafles de juillet 1942 à Paris ne sont pas sans faire penser au 7 octobre 2023. Rue Ordener, rue Labat est issu de ces dates d’arrestation d’enfants jugés criminels parce que nés juifs. « Le 16 juillet 1942, la police se présente au domicile familial et arrête son père rabbin d’une petite synagogue du 18e arr. de Paris. Il ne reviendra jamais ». On pense tout de suite à Perec, à Robert Bober et à la rue Vilin.
La première partie, purement autobiographique, trace une géographie d’une grande précision des lieux vécus dans la conscience suraiguë de la réalité.
D’une réalité comme en attente de la menace à venir. « Il s’agit de la rencontre de deux cultures et de deux langues, l’une presque mythique, le yiddish, et le français comme accès au monde ». Cette enfant passera de sa « mère juive » à des mères de substitution, qui « de main en main » la sauveront de la déportation. Ces phrases très ordinaires ne le sont justement pas, elles se traduisent tout autrement au sein du quotidien linguistique que dans la peur d’être mis à mort car chacun des « recherchés », si jeune soit-il, sait ce qui l’attend.
Pour une petite fille comme elle, pour sa mère, les siens et tant d’autres, depuis des milliers d’années, tout était écrit dans le langage de ceux qui se retournent dans la rue pour savoir s’ils sont suivis, ou qui, dans les lieux publics, se mettent le plus près possible de la sortie. Il y a là un savoir de l’effroi très précis et qui s’exprime par des mots très simples. Mais les circonstances actuelles en infléchissent la lecture.
Vingt-trois courts chapitres, où apparaissent les figures salvatrices, forment ce récit. La mémoire fixée sur l’angoisse barre le souvenir, d’où, peut-être, le recours à des fragments divers qui constituent la seconde partie de l’ouvrage. Tous semblent être des éléments de justification d’exister. Ces divers textes, plus ou moins longs, trouvent tous une raison d’être, ils sont comme des justifications d’être : de Nietzsche et Freud, dont Sarah Kofman établit une belle interprétation analytique du Moïse de Michel-Ange, à l’église Saint-Pierre-aux-Liens à Rome, qui a tant inspiré Freud dans la création de la psychanalyse. On peut lire un bel article sur le cauchemar dont est né le fameux Märchen, le conte de fées. Tous ces textes ont été rassemblés et annotés par leur éditrice, Isabelle Ullern.