Étrangers à Venise

Cette soixantième édition de la Biennale d’art contemporain de Venise est portée par cette formule : « Étrangers partout ». Comment mieux résonner avec le monde présent, ses angoisses et ses politiques ? Des néons de Claire Fontaine aux installations de Alessandra Ferrini, en passant par le travail de Sandra Hamarra Heshiki, le minimalisme de Kapwani Kiwanga ou l’épave de Christoph Büchel, les propositions pour penser et éprouver autrement le réel ne manquent pas.

| La Biennale de Venise. Jusqu’au 24 novembre 2024

Venise – Outre que ses motivations étaient par principe douteuses et ses moyens de fait contestables, la décision de fuir les jeux Olympiques de Paris pour gagner la Biennale de Venise s’est avérée en toute fin de compte parfaitement vaine puisque en définitive il y a des « étrangers partout ». Le thème est emprunté au panneau lumineux proclamant cette évidence, conçu par le collectif Claire Fontaine lorsqu’il s’était créé à Paris il y a tout juste vingt ans, avant qu’il ne s’installe à Palerme, la première (et la seule ?) ville européenne à avoir intégré un conseil des migrants à ses institutions représentatives.

À Venise, la situation est un peu différente. Leurs représentations sont étonnamment plus rares ou plus parcellaires qu’on ne pouvait s’y attendre, sauf dans le pavillon de l’Ukraine, où Lia Dostlieva et Andrii Dostliev jouent justement sur les « représentations » des réfugiés après avoir cherché pour leur film (Comfort Work, 2023-2024) des acteurs susceptibles d’en interpréter de convenables aux yeux des autorités européennes. 

Au reste, s’il est vrai que les néons de Claire Fontaine flottent pour l’occasion par dizaines sur les gaggiandre de l’Arsenal, et qu’une autre de leurs enseignes souhaite la bienvenue aux visiteurs à l’entrée des entrepôts au-dessus du Réfugié astronaute (2024) de Yinka Shonibare qui les y accueille, contrairement à ce que suggérerait cette figure afro-futuriste, le sujet est plutôt traité de façon rétrospective. Soit que les œuvres en question, comme le Mapping Journey Project (2009-2011) de Bouchra Khalili, qui a déjà été montré un peu partout, datent désormais quelque peu, soit que les artistes abordent les questions migratoires en se retournant sur les différentes périodes coloniales. 

Ce second choix peut apparaître salutaire, comme lorsqu’il autorise Sandra Hamarra Heshiki pour le pavillon de l’Espagne à réviser les collections du trop méconnu musée des Amériques de Madrid dont elle a déplacé des répliques pour sa « Pinacothèque migrante ». Dans d’autres cas, cependant, tel celui du « Musée de la vieille colonie » de Pablo Delano qui rassemble, dans une section du Pavillon central, des images d’archives médiatiques sur Porto Rico, il présente aussi ce risque de disperser quelque peu la confrontation avec la situation présente.

La Biennale de Venise Alessandra Ferrin
« Kadhafi à Rome : anatomie d’une amitié », Alessandra Ferrini (2024) © La Biennale de Venise

Alessandra Ferrini est l’une des rares artistes à retendre ce lien dans son installation en forme de théâtre d’anatomie intitulée précisément Kadhafi à Rome : anatomie d’une amitié (2024). L’analyse méticuleuse que réalise l’artiste de cette compromission scellée dans la honte en 2008, avant qu’elle ne serve de modèle à la plupart des accords migratoires passés depuis par l’Union européenne avec d’autres pays, ne pâtit guère d’être projetée à côté d’une sorte de docufiction (alternant comme il se doit interviews d’historiens et reconstitutions en costume) sur la première ambassade congolaise envoyée auprès du Vatican en 1608. En comparaison (mais c’est une comparaison plus rhétorique qu’honnête), Drama 1882 de Wael Shawky est d’une qualité incomparable, justement. 

Pour le pavillon égyptien, l’artiste a en effet retracé les différentes étapes de l’invasion de son pays en 1882 par l’Empire britannique (le français ayant fait défection au dernier moment) sur le mode d’une opérette chantée et récitée en arabe selon un mouvement qui semble ralenti par le « temps imaginaire » de la musique. Tout, dans cette captation d’une mise en scène donnée dans un théâtre d’Alexandrie, du jeu marionettique des interprètes aux costumes de maison de poupée qu’ils ont revêtus, est d’une artificialité revendiquée. Et tout, pourtant, s’y avère fascinant ; certainement parce que l’écart voulu entre l’apparente légèreté visuelle et le poids historique des dialogues ainsi restitués fait amèrement comprendre à quel point un événement de cette magnitude fut la résultante absurde d’un processus où l’inéluctable le disputait à l’accidentel. 

En mêlant quant à eux images coloniales, archivistiques et muséales, les différents Cantos qui scandent les multiples écrans du pavillon britannique font naître une sensation analogue de désorientation et d’oppression dont on peine et à voir le bout et, par suite, à se débarrasser. Il est d’ailleurs possible – même si c’est pour des raisons tout autres – qu’une telle sensation se propage jusqu’au pavillon français voisin où Julien Prévieux a placé les écrans géants de ses dernières créations audiovisuelles très librement inspirées de l’univers d’Avatar derrière des cascades de grosses ficelles effrangées et panachées de couleurs vives censées évoquer un couvert de lianes. L’artificialité pouvant manifestement être une fin en soi et l’exotisme demeurer son principal mobile, le comble est atteint dans un recoin avec la vidéo d’une grosse tortue digitale prise dans un grand filet numérique, drame majestueux dont on raconte qu’à Venise même une intelligence artificielle en fut émue aux larmes, mais c’est sans doute qu’elle n’avait pas d’yeux pour pleurer.

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Quitte à faire dans la « pacotille », donc, autant revenir vers le modeste pavillon canadien où Kapwani Kiwanga a renversé le mépris attaché à ce terme (« Trinket », en anglais, qui donne son titre à l’exposition) en ornant l’édicule vitré de milliers de ces petites boules de verre qu’on appelle des conterie sur l’île de Murano qui les fabrique et d’où elles ont irrigué le commerce mondial à partir du XVIe siècle. Comme toujours chez Kiwanga, une forme de minimalisme enveloppant ouvre à une réflexion critique sur les matériaux pour en faire sourdre une mémoire historique que le minimalisme artistique a plutôt tendu à négliger pour sa part.

L’artiste procède ainsi à un retissage à la fois littéral et métaphorique qui constitue assurément l’acte fédérateur de cette biennale, dont la petite huile sur toile de Paula Nicho, Tissant ma seconde peau (2023, Pavillon central), pourrait par conséquent être l’allégorie et sa matrice l’installation d’Elvira Espejo Ayca, La Pensée de nos philosophes (2024, Pavillon de la Bolivie), avec ses cardeuses-fileuses veillant par vidéos interposées sur leurs bobines de laine bien réelles. Même les toiles qu’a appendues, chiffonnées ou entassées Eduardo Cardozo dans le pavillon de l’Uruguay s’affilient à cette lignée en s’inscrivant dans celle du Tintoret, effaçant au passage l’hommage qu’Anselm Kiefer prétendait rendre au peintre vénitien il y a deux ans au Palais des doges, tout en laissant paisiblement sur la touche les éternels peintres de draperies dolentes du type – parfaitement interchangeable – Safet Zec (Pavillon de Venise) et Ernest Pignon-Ernest (Fondation Louis-Vuitton).

En vérité, il n’est cette année à Venise que deux endroits où le dessin prenne pleinement en charge la question de la douleur historique ou mémorielle. D’abord, la petite église San Samuele, dont l’exposition tirée de la Collection Bailey fait la nique au Palazzo Grassi attenant en y présentant quatre œuvres de Marlene Dumas à laquelle la Collection Pinault avait consacré en 2022 une rétrospective, quatre planches auxquelles sont adjointes dans la nef rien de moins que les séries complètes des Misères et Malheurs de la guerre de Callot (1633), des Désastres de la guerre (1810-1815) de Goya, de la version que donnèrent de cette dernière les frères Chapman en 1999, et de La Guerre (1924) d’Otto Dix, ainsi que huit gravures moins connues de Romeyn de Hooghe relatant avec une crudité inouïe l’invasion des Provinces-Unies par Louis XIV en 1672. 

Le deuxième lieu est plus inattendu encore, il s’agit de l’Institut pour les politiques de représentation de l’Arsenal transformé en « café » où sont projetés quotidiennement les neuf nouveaux courts-métrages de William Kentridge réunis sous le titre « A Self-Portrait as a Coffee Pot » (2020-2023). S’entretenant dans son atelier de Johannesburg avec son double et ses semblables, Kentridge y reproduit quelques-unes des métamorphoses qui ont caractérisé ces Neuf dessins pour projection des années 1990-2000, mais à différentes échelles. Comme chez Kiwanga, quoique à une autre échelle justement, ce jeu définit là aussi un motif récurrent des pratiques artistiques exposées à Venise, lequel consiste à faire dériver d’une forme élémentaire une forme décorative, au sens structurant que ce mot peut revêtir. 

La Biennale de Venise Alessandra Ferrin Lauren Halsey
« Réfugié astronaute », Yinka Shonibare (2024) © La Biennale de Venise

À la manière de Pierrette Bloch, Romany Eveleigh couvrait ainsi dans les années 1970 des Pages entières de la seule lettre « o » comme Greta Schödl continue d’insérer dans ses lignes d’écriture de minuscules fragments de lettres d’or. Mais c’est sans doute le procédé d’Aliougne Diagne, baptisé par lui « figuro-abstro », qui caractérise le plus clairement cette tendance. Dans l’espace imparti au pavillon du Sénégal, le peintre expose un gigantesque polyptique rassemblant une quinzaine de ses toiles. Toutes sont obtenues par une multitude de signes quasi scripturaires de différentes couleurs qui conforment un ensemble figuratif tout en demeurant relativement allusif, au contraire de la pirogue brisée partiellement couverte d’un drap que Diagne a placée au pied de ses peintures, parmi lesquelles l’une s’intitule Enfants immigrants (2023-2024).

Sur le quai attenant de l’Arsenal, il y a cinq ans, Christoph Büchel avait déposé un autre bateau, une épave en l’occurrence, sur laquelle avaient péri plus de huit cents migrants trois ans plus tôt. Le Barca Nostra Project, ainsi qu’il l’avait nommé à l’époque, provoqua alors autant de bruit que de silence et, en dépit de l’invitation thématique qui leur a été faite cette année, aucun artiste ne semble avoir osé renouveler pareil geste ; comme si, en dépit du fait que la situation faite aux migrants en Méditerranée comme ailleurs n’a guère changé depuis 2019 non plus que depuis 2016, le sentiment d’une impériosité à en rendre compte s’était quant à lui dissipé.

Büchel est toutefois de nouveau présent à Venise, mais bien loin cette fois des lieux de la biennale qui avait sans doute peu goûté qu’il abandonne sur son quai le chalutier abîmé après la manifestation. Dans ces conditions, l’idée qu’a eue la fondation Prada de lui laisser les clefs de son palazzo paraît d’autant plus saugrenue que Büchel l’a aussitôt mis en vente, ainsi que tout ce qu’il y a accumulé, c’est-à-dire un monumental fatras hétéroclite de meubles, d’objets et d’œuvres tel qu’on n’en trouve guère en cette quantité que dans les arrière-salles d’un mont-de-piété – « Monte di Pietà » est le titre de cette nouvelle occupation, le terme semblant préférable, en l’espèce, à celui d’installation. 

S’il est rigoureusement impossible d’en proposer une description exhaustive, on peut néanmoins donner un aperçu du travail de sape qu’y a entrepris l’artiste en signalant qu’un moniteur allumé sur un bureau diffuse des reportages montrant l’accaparement par l’Italie mussolinienne de l’obélisque d’Aksoum puis sa restitution à l’Éthiopie près d’un exemplaire du New York Times où fut publiée l’enquête sur la dette contractée par Haïti envers la France lors de son indépendance, journal lui-même déplié non loin d’un bac en plastique dans lequel des fers d’esclaves somalis attendent d’être évalués ; qu’accroché à une grille, un vrai Titien voisine avec un cintre en plastique derrière une boîte d’yeux de verre ; qu’une vieille carte allemande de la Palestine jouxte, sur un pupitre, le tableau répertoriant les symboles des déportés dans les camps nazis près d’un guéridon sur lequel est posé un exemplaire de La Bijouterie, la fameuse pièce de théâtre écrite en 1960 par le futur Jean-Paul II pour célébrer les liens sacrés du mariage ; ou encore qu’en se rendant aux toilettes on tombe sur un portrait de Giorgia Meloni auquel un carton des postes italiennes sert de piédestal.

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On mesure parfois la portée d’une proposition artistique à l’ombre qu’elle jette sur ses équivalents. Ainsi, à l’aune de « Mont-de-Piété », l’« Exposition coloniale » qu’a reconstituée Aleksander Denić dans le pavillon de la Serbie paraît un tant soit peu anecdotique, comme semble sorti tout droit de l’histoire le pavillon de l’Allemagne dont l’atmosphère post-apocalyptique baigne totalement le spectateur – pour ne pas dire qu’il le bassine un peu – à grand renfort de poussière et de cendre, d’effets fumigènes et sonores, et d’inévitables sylphides chorégraphiant nuitamment dans des sous-bois verdâtres.

Par contraste, le parti pris coloré (et là aussi abondamment perlé) de Jeffrey Gibson pour le pavillon des États-Unis paraît sans doute un peu optimiste quant à l’avenir, mais du moins a-t-il ce mérite de témoigner d’une conscience du présent qui ne serait pas intégralement grevée par son passé. On y danse aussi, sans enthousiasme démesuré mais jamais seul, pour paraphraser le titre de la performance filmée qui y est diffusée dans la dernière salle, exécutée par la danseuse native-américaine Sarah Ortegon HighWalking (She Never Dances Alone, 2020), qui se transforme en kaléidoscope disco au rythme de la musique électronique du groupe canadien A Tribe Called Red.

Les autres vidéos de performances sélectionnées à la biennale ne sont peut-être pas aussi entêtantes, à l’exception notable de celle d’Ahmed Umar visible dans la sélection internationale de l’Arsenal. Dans Le Troisième ou Le Tiers (2023-2024), l’artiste soudanais réfugié en Norvège interprète en effet une de ces danses traditionnelles de mariage auxquelles il put assister enfant jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de la puberté. Fardé et vêtu de bijoux soudanais ou chinés ailleurs, Umar compose et recompose, près d’une demi-heure durant, ces souvenirs qu’il semble avoir conservés intacts, au geste près, et qu’il restitue à travers son corps, le corps d’un autre – d’un « tiers », ainsi qu’on désignait, dans son pays d’origine, pour les stigmatiser, les garçons faisant montre d’un intérêt trop marqué pour les domaines réservés des filles. Umar danse seul, quant à lui, et certainement il se trouvera des filles pour lui reprocher ses emprunts, des garçons pour se moquer de ses souvenirs et de sa solitude, mais il s’en trouvera d’autres, aussi, pour les partager avec lui, parce qu’il n’est en définitive aucun mouvement plus irrépressible que celui qui pousse un homme à danser pour se souvenir.

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