Après L’invention des morts en 2008, sur la place qu’ils occupent dans une société, autant dans les sépultures que dans l’imagination de la population, puis Les intelligences particulières. Enquête sur les maisons hantées (Vues de l’esprit, Bruxelles, 2021), sur l’extra-sensibilité de certaines personnes à voir ou à raconter des choses invisibles, Grégory Delaplace poursuit son anthropologie des rencontres particulières, des apparitions non ritualisées. Son troisième ouvrage, La voix des fantômes. Quand débordent les morts, approfondit les mots de l’inquiétude à l’égard des fantômes, en prenant au sérieux des témoignages si souvent tournés en dérision.
Tselei, une jeune mère de famille vivant dans le nord-ouest de la Mongolie (le territoire des éleveurs nomades Dörvöd de la région de l’Uvs), confie à Delaplace son inquiétude d’être harcelée par un corbeau – qui rôde en croassant chaque nuit près de sa yourte – qu’elle ne parvient pas à voir. Deux ans auparavant, un autre fantôme venait régulièrement la nuit lui frôler la jambe et lui tirer d’un coup brutal sa couverture. Elle n’en peut plus de ces persécutions et obtient de son mari qu’il convoque un devin. Celui-ci révèle qu’il s’agit bien de l’esprit d’un de leurs voisins, décédé brutalement il y a peu de temps. Mais qui était ce voisin pour Tselei ? Après de longs silences, en une phrase, elle lui dit : « Les morts reviennent vers ceux qu’ils ont aimés ». Les morts sont des interlocuteurs versatiles et fantasques qui s’invitent sans crier gare, sous d’autres vêtements. Ils reviennent hors de toute procédure, de façon inattendue, exigeant leur dû.
Dans le sillage d’une anthropologie des apparitions d’Élisabeth Claverie et de Christophe Pons, l’auteur prend soigneusement, par écrit, chaque confidence qui campe les défunts comme des partenaires agités ne restant pas à leur place. Depuis 1995, l’auteur est à l’écoute des silhouettes blanches ou des corbeaux noirs ; spectres qui prolifèrent ou apparitions flottantes, occupants bruyants des maisons hantées, autant de témoignages qui généralement sont classés soit dans le trouble psychique, soit dans le rituel des contes ou des fables.
Depuis plus de vingt-cinq ans, Grégory Delaplace va de continent en continent pour entendre les récits, quels qu’ils soient, des visions collectives, des intelligences en lien avec les animaux, des esprits et bien sûr des fantômes dont il interroge la place. Au lieu de suivre la variabilité des manières dont les vivants se soucient de leurs morts, l’auteur crédite l’hypothèse que ce sont ces derniers qui incitent les vivants à adopter tel ou tel rôle, telle ou telle mesure, un « régime de conduite » pourrait-on dire, en dehors des institutions du deuil.
C’est toute la nouveauté de son regard. Au lieu de raconter la place des vivants auprès de leurs défunts, il s’agit d’un retour sur récit par lequel ces derniers refusent de devenir des partenaires passifs. En acceptant l’irruption d’un certain désordre dans nos catégories de pensée, Grégory Delaplace se glisse dans cette fêlure pour réinterroger la littérature qui va du funéraire aux fantômes, des institutions d’encadrement des morts à leur subversion, des rituels de contrôle aux apparitions imprévues, hors protocoles. Car le fantôme a une singularité : il est hors liturgie – sans rite ni cérémonie –, de sorte qu’il ne relève que de « vus et dits » éparpillés. Ce pourquoi il est moqué.
Bien sûr, les fantômes n’existent que dans les récits qui circulent à leur sujet. Pourtant, en cessant de les entendre comme des « mensonges », l’auteur se demande si ces récits hétérogènes et « hors cadre » ne seraient pas un « genre de discours », caractérisé par une rupture narrative entre « ce que dit un narrateur » premier et la confirmation de « cette apparition » par un narrateur second (à qui on aurait raconté…). Ainsi le narrateur doute toujours de ce qu’il a perçu et c’est seulement le second, celui qui est en position d’identificateur, qui est en mesure de sanctionner la réalité de la perception et donc la crédibilité du récit. Dans la ligne des travaux de Paul Veyne et de Roberte Hamayon, l’auteur analyse l’activité de croire en des agents invisibles comme un processus social animé par le doute (de celui qui perçoit) et la confiance (en celui qui sait).
Par exemple, pour que les unions terrestres portent leurs fruits, les Lòlop’ò – une population d’éleveurs du sud-ouest de la Chine – demandent fermement aux morts de les aider à générer la vie, de reproduire le lignage, en copulant dans l’au-delà. Les disparus doivent donc agir, et des témoins les entendent conspirer à bas bruit. Fabriqués comme des sujets, ils agissent puisqu’on peut en lire le résultat sur terre. Mais parfois, ils se braquent, se fâchent et débordent du cadre attendu. Les vivants assignent bien de cette façon les défunts à un certain rôle dans l’autre monde. Ils doivent agir sur les grandes urgences, ici, « faire des enfants ».
Cet essai, très délicat et original dans sa posture théorique, aide à réfléchir sur ce dialogue qui par ailleurs est exploré par Avery F. Gordon (Matières spectrales. Sociologie des fantômes, B42, 2024) qui affirme que les revenants sont souvent liés à une expérience collective et politique : disparition durant les dictatures, l’esclavage ou les guerres massives. Plus prudent, bien que ne cherchant pas de preuves, Delaplace réfléchit à la manière dont ces apparitions pourraient être saisies et circonscrites. Il se demande comment les sciences humaines pensent ces modalités d’expériences qui sont collectivement partagées. Peut-on isoler des formes différentes d’intelligibilité auxquelles ces expériences renverraient ? Il est alors moins question de penser l’extraordinaire que d’explorer ces expériences particulières, en laissant ouverte l’interprétation.
Ce livre minutieux, remarquable par sa ténacité, donne un nouvel élan à cette ethno-histoire qui n’est relative ni à la mort ni aux rites funéraires, mais bien à ce régime d’inquiétude, aux marges des institutions. Entre le doute et la confiance, entre l’inquiétude et la protestation, entre l’activité de croire et les agents invisibles, Gregory Delaplace tient en main de belles enquêtes à venir, n’en doutons pas. Il reste néanmoins une difficulté : comment se débarrasser de ce mot – fantôme – si chargé de facilité, polyvalent et accablant, charriant des sens psychanalytiques tout autant que des intrigues policières. Mais c’est une autre histoire.