SPACE n’est pas un livre « sur » la crise climatique, les ravages du capitalisme, les méfaits du patriarcat ou l’émancipation des femmes ; Gabriel Gauthier fait partie de ces écrivains pour qui la littérature n’est pas nécessairement la traduction d’un sujet d’actualité en fiction édifiante. Ce choix a l’avantage de rendre son écriture plus libre ; il l’incite à être plus solide, faute d’une référence facilement identifiable sur laquelle elle aurait pu prendre appui. Il a une autre conséquence : les journalistes qui ont remplacé les critiques et aiment la littérature quand ils s’y reconnaissent seront moins enclins à demander son opinion à l’auteur.
SPACE (tout en capitales) est difficilement résumable, il faut y voir un bon signe. Son titre sur une couverture blanche annonce un goût pour l’évidement, la perdition ou la fuite ; toute la façon de l’auteur peut alors remplir cet espace, comme elle se substitue à l’inaction et au refus des péripéties. Ce n’est pas un roman picaresque, même si la trame est flottante, au fil des voyages, hasardeuse et digressive, et si deux personnages cheminent sans destination précise, entre Izmir et l’île de Wight, en empruntant divers véhicules – et en bavardant. Ce n’est pas Don Quichotte même si l’intérieur du récit déborde sur le monde extérieur, et vice versa – Ben, personnage, rejoint au bord de la page 7 un Ben véritable (du moins on ose le croire) à qui ce livre est dédié.
SPACE n’est pas non plus un roman de formation, même si le narrateur, comme le Marcel d‘À la recherche du temps perdu résumé par Gérard Genette, « devient écrivain », ou continue de le devenir, et même si Ben lui sert de mentor ; le narrateur y feuillette des livres (dont un Mulligan Stew, sauf erreur, apparu incognito) mais ne se renforce pas mécaniquement au contact de l’adversité ; il préfère rassembler les éléments de sa perplexité, le plus souvent avec humour. Ce n’est pas un livre sur rien, même s’il tient souvent par le style et s’il rassemble la vacance au singulier (l’hypothèse d’un vide situé en dehors du territoire de la description) et les vacances au pluriel (Ben et le narrateur font de la plongée sous-marine au Portugal, de l’escalade en Turquie, séjournent à Venise, visitent des musées, veillent, se lèvent tard ou s’étalent sur les galets de la plage).
Le lecteur se demande parfois s’il ne doit pas se retirer, par pudeur, pour laisser au narrateur et son compagnon la pleine jouissance de leur solitude (à la Biennale de Venise, le narrateur souhaite « chasser les autres visiteurs, être le seul autorisé avec Ben à rester au bord de la piscine »). Il se demande également si ce roman, prenant au fil de certaines pages le ton d’une confidence, s’adresse bien à lui, ou à un autre confident, mieux choisi – mais il est à chaque fois rattrapé par la pensée et l’écriture très singulières de Gabriel Gauthier. Pour l’auteur comme pour son lecteur, l’essentiel de l’écriture ne réside pas dans le corps principal (les tranches de vie) mais dans ses lignes de fuite, les digressions, les notes, la vivacité et l’acuité, les conjectures (« Je m’étais demandé si, derrière leurs œillères noires, les chevaux pleuraient »), les apartés souvent captivants, et aussi dans ces brèves descriptions aux allures de miniatures ou d’épiphanies, offertes au lecteur malgré la réticence avouée de l’auteur, ou une incompétence revendiquée. (Il écrit à propos d’un tableau : « J’avais essayé d’apprendre le vocabulaire de l’analyse picturale et je m’étais mis en tête de le décrire impeccablement […], mais en fin de compte tout cela m’échappait » – et plus loin, à propos de Venise : « J’ai tout de suite compris que je ne saurais jamais décrire la ville. »).
Derrière son aspect digressif et nonchalant, ce livre est un recueil de théories – théories du roman ou bien de la littérature, nécessaires sans doute à Gabriel Gauthier pour initier un cycle d’écriture qu’on devine fructueux. Cela se fait tantôt sur le mode de l’affirmation, tantôt sur celui du questionnement : des certitudes comme les repères tracés par le sculpteur sur un bloc de pierre, des doutes comme l’attention flottante en présence d’un tableau ou d’un paysage susceptible de devenir tableau, plus tard. « Je suis à peu près sûr qu’il n’y a rien dans les livres, que tout manque. […] Un livre s’ouvre comme un coffre. » « Chaque phrase s’ouvre en deux, se divise, d’une extrémité à l’autre de l’infini. » « L’objet d’un livre est de rassembler des choses qui dans la vie ne peuvent pas l’être ou bien de rassembler des choses qui ne se ressemblent pas jusqu’à ce qu’elles se ressemblent et fassent l’objet du livre. » Gabriel Gauthier consacre certaines pages de son roman à l’évocation de son journal, de ses poèmes, parfois tirés des notes de son journal, et d’un « ours » fait d’un peu de tout, bribes de dialogues et fragments hirsutes rassemblés au fil des années.
La phrase « s’ouvre », elle ne file pas en ligne droite : l’auteur n’a pas choisi de maintenir la tension entre un début et une fin, une exposition et un épilogue heureux ou malheureux, comme dans un roman bien construit. La tension s’établit plus subtilement entre le désir d’énumérer le monde et une certaine défiance à l’égard de la description. Tout l’élan portant le narrateur (confondu avec l’auteur) à avaler le monde, à le parcourir, alterne avec un désir intermittent de réserve, de recueillement, d’intériorité et de discrimination ; l’exhaustivité suppose la parcimonie, et la lucidité suppose des taches aveugles. « Nous nous étions assez tôt désintéressés de cette manie de l’exactitude et du vraisemblable, et c’est probablement une des raisons pour lesquelles les descriptions exhaustives et absolues me tombent des mains » : contre cette exhaustivité fallacieuse, Gauthier propose la ruse du manque, l’allusif, l’ellipse et l’espace : « C’est grâce à tout cet espace disponible à l’intérieur [du livre] que nous stockons à l’infini tous les objets que nous voulons. » Stocker, nommer, « évoquer l’ensemble des objets du monde matériel », conjurer l’angoisse par l’énumération, constituer chaque fois que possible (sur la table d’écriture ou au cours de ses voyages) « une liste dont seule l’exhaustivité était apte à me calmer », voilà l’étoffe de l’écriture selon Gabriel Gauthier, disons l’une des étoffes.
Ici et là, assez fréquemment pour en faire un trait significatif, Gabriel Gauthier reprend le motif du rossignol de John Keats, à la fois l’unique rossignol de telle nuit et le rossignol récurrent, éternel, répétitif, chantant depuis toujours pour des rois et des paysans. « La lampe de poche à peine décrite est la seule à faire s’allumer toutes les lampes de poche en même temps » ; ailleurs, un seul nageur se confond avec tous les autres, ou une étoile avec des millions d’autres, un tube se relie à un milliard de tubes, les trois pièces d’une maison « paraissent des centaines ». Ailleurs encore, dans la confusion d’une aube proustienne, le narrateur note : « Dans l’air, entre les murs de la chambre d’amis, il n’y avait plus aucune preuve de l’existence d’une chambre particulière. Elles étaient toutes là et il n’y en avait qu’une. […] La chambre, à ce moment, contenait tous les moments que j’avais passés dans une chambre ». Plus tard, en avion, il formule « à l’intérieur de moi l’hypothèse d’un trousseau dont les clés ouvriraient toutes les portes du monde matériel », et cite Jim Harrison : « La luciole qui vole maintenant près de moi dans le noir devient toutes les lucioles que j’ai jamais vues. » La valeur de chaque chose augmentée par sa faculté d’être le rappel d’une autre, exactement semblable, et d’échapper ainsi à la disparition, c’est peut-être ce qui conduit Gabriel Gauthier à souhaiter retourner sur un petit nombre de lieux déjà visités au lieu de collectionner les destinations : « Je ne laisserai rien d’illimité m’arriver. Si je devais refaire ma vie, je la ferais en double. »
Et c’est peut-être ce qui explique la présence des miroirs, concrets ou abstraits, disposés çà et là dans les chapitres du livre, aux murs des maisons où séjourne le voyageur accompagné de Ben, à la fois son autre et son double. Quand le miroir manque, comme en Angleterre, une vitre le remplace : « La nuit tombait dans la baie vitrée du salon. […] Le salon était apparu en double. Pendant plusieurs minutes, à la surface de la baie, il n’y avait eu plus que nous-mêmes, l’extérieur manquait, comme une pièce de puzzle, comme si la vitre avait toujours donné sur un trou opaque et qu’il ne restait qu’une mince surface de verre poli entre la pièce et le cosmos. Regarde-nous, avait dit Ben ». Plus tard, au Portugal, le dispositif en miroir se passe de baie vitrée : « Je nous vois, Ben et moi, au balconnet de l’appartement, en train de nous regarder sur la plage en train d’attendre Paulina, les yeux levés au niveau du balcon. » Plus tard, en Turquie, la surface de l’eau reflète la ville et les personnes : « J’avais l’impression de distinguer un grand miroir au milieu de l’eau […], me demandant si deux garçons à l’allure identique tentaient eux aussi d’apercevoir, de l’autre côté de la mer Égée, le double d’eux-mêmes en se posant des questions semblables aux nôtres ».
En Angleterre, quand la vision trop prolongée de son reflet devient source d’effroi, Ben se lève, fait coulisser la baie vitrée, faisant entrer l’air du soir, et avec lui le monde du dehors – le lecteur est alors tenté de reprendre la formule placée au centre exact de ce livre : « Bienvenue dans SPACE ».