Lignes de fuite

Dans Autoportrait sans moi, Pierre Ducrozet traverse à toute allure les instants et les lieux de sa vie. Comme s’il vivait ce qu’il écrit. Son livre, déroutant, oblige les lecteurs à inventer une autre lecture et met au cœur de l’écriture le décentrement de soi. Un roman qu’on lit comme on suit des lignes de fuite infinies.

Pierre Ducrozet | Autoportrait sans moi. Mercure de France, coll. « Traits et portraits », 208 p., 21,50 €

Il y a d’abord ce titre qui fait tilt, Autoportrait sans moi, comme une aporie délicieuse, ou inquiétante, miroir captatif ou déceptif. Et puis il y a l’écriture, le style dira-t-on, qui emporte tout sur son passage, la conviction de pouvoir saisir les choses avec les mots, comme papillons dans un filet, et la même certitude de ne pas pouvoir les épingler ; le « plan » du livre aussi, la sensation d’un aplat de couleur, bleu sans doute, comme la couverture, et pourtant, dans le même temps, l’impression que la lumière qui en émane change, varie ad infinitum, comme ces images qui parsèment le livre, photos de famille, paysages brûlants, portraits de dos, de face, de loin, ensemble aussi imprécis que précieux. Comme le temps qui s’emballe, comme la mémoire qui se déchaîne, comme l’espace qui se diffracte. Comme le sujet qui se trouve entre le monde et le vide, sur un fil. Comme un laps de soi : « Oui, oui c’est ça, des visions, des voyages, des amours, des amis il ne restera finalement que cela, l’étincelle, l’éclair qui aura duré si peu, qui irradie sans fin. D’infimes soubresauts à la surface du grand lac qui tremble encore. »

Autoportrait sans moi est un livre qui pourrait dérouter. Il déroute. Littéralement. Dans tous les sens. Non pas tant son lecteur que celui qui l’a écrit. Parce que l’auteur part de nulle part ou presque pour traverser une grande étendue de partout, avant de se retrouver peut-être quelque part, disons du côté de l’enfance, mais il est encore trop tôt pour le savoir. Contentons-nous de l’entrée en matière : « Je voudrais replacer les choses sur la carte du temps, les nuits oubliées, les plages, une lune par-dessus. On ne fait que divaguer et glisser, on ne retiendra rien. Une ligne de fuite, pas grand-chose, un solo désaccordé, un chaos à peine organisé. »   

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C’est est un livre qui pourrait dérouter. Il déroute. Littéralement. Dans tous les sens. Non pas tant son lecteur que celui qui l’a écrit.

Et Ducrozet de dérouler. Dans le désordre de la mémoire : les voyages (quoique ce mot reste imparfait, imprécis) qu’il a faits, proches et lointains, les pays (l’Inde, le Mexique, la Papouasie…) qu’il a traversés, rarement seul, les villes qu’il a habitées, jamais longtemps, à l’exception peut-être de Barcelone, mais Barcelone est une exception… Ce qu’il y a de remarquable dans ces « voyages », c’est la porosité entre l’espace et le temps, tel lieu se trouvant soudain commuté avec tel autre, l’auteur revenant en arrière, passant, sautant entre les époques, sans autre frontière qu’une virgule ou un point à la fin d’une phrase : « Je descends la rue de Belleville dans la chaleur d’un soir de juillet. Le je, ici comme ailleurs, n’a aucune importance. Il n’est qu’une manière de traverser la matière, un passe-droit, une incarnation éphémère d’une tentative plus large et plus lointaine qui ne m’appartient absolument pas. Je descends donc la rue Verdi à Barcelone, la rue Laviapés à Madrid, le petit chemin vers la plage de Biscarosse dans les Landes. »

Pierre Ducrozet | Autoportrait sans moi
Disparition © CC-BY-2.0/Sasha Kargaltsev/Flickr.pg

Sans doute les lectures de Ducrozet expliquent-elles quelque chose de ce décentrement de soi et du monde permanent, et l’on comprend là encore pourquoi certains de ses auteurs de prédilection ne le quittent pas d’une semelle. Quand il vit. Quand il écrit. Quand il écrit qu’il vit. Ne serait-ce d’ailleurs pas lui qu’il décrit à travers les silhouettes de personnages qu’esquisse Bolaño ? « Bolaño réconcilie l’avant-garde avec le goût du récit. En métissant les genres, il les explose… Il annonce une littérature apatride, sans frontières, quelles qu’elles soient, où les personnages viennent d’ailleurs et vont partout, ou plus sûrement nulle part. »  

On connait la formule de Nicolas Bouvier dans L’usage du monde : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Telle illusion-désillusion-réillusion est au centre du livre de Ducrozet. Jamais il ne s’agit pour lui de mesurer quelque distance que ce soit (avec le monde, le chez-soi, les autres, la mémoire) mais plutôt de creuser une distance entre lui et lui, se désidentifier et se réidentifier sans cesse : où me situais-je sur cette ligne de fuite que j’aperçois et n’aperçois déjà plus ? D’où suis-je parti ? D’où repartirai-je ? Où reviendrai-je ? Quand ? Comment ? Le récit de soi, au même titre que le voyage, devient un accélérateur de particules. S’autoportraiturer n’est pas se raconter mais s’éprouver… Au fond, Ducrozet n’existe que quand il s’aperçoit au détour d’une phrase, ou d’une route, ou d’une lecture, ou d’un souvenir. Jamais au centre. Jamais au bord non plus. 

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De même aime-t-il et vit-il ses amours. En se fondant dans les bras de l’une, en se perdant dans le rêve d’une autre, l’amour qui tend la main, tend une autre main, mais c’est la même main de l’amour qui trace dans « son sillage un dessin des possibles ». « Je suis tant dans l’instant que j’y disparais. » Ducrozet est né en été, un 5 juillet, il vit en été, ou plutôt il vit la vie comme si elle était toujours en été : temps perdu au milieu du temps, brûlure du soleil de l’enfance, main dans la main du frère aimé, corps-à-corps avec la mer. L’été est et sera toujours ce qu’il a été. Rien d’infantile en cela, juste une position d’équilibre, entre le « bleu nuit du lieu » et le « bleu clair de mes ciels enfouis ». Entre le « vertige bleu profond » et tous les vertiges. Le risque, dans ce genre « d’entreprise », est de disparaître pour de bon, de tomber soudainement dans un trou noir. Ce qui faillit arriver à l’auteur, vers ses quarante ans, à peu près le milieu de la vie. Mais ce n’est là encore qu’un espace-temps à traverser, revenir de l’ailleurs et rentrer à bon port… 

… qui est peut-être un port d’attache. Comme cette image, simple, qui contient toutes les autres images. C’est l’été du côté de Chaponost, dans la banlieue de Lyon, il y a là la mère, le père et le frère, et lui, le petit Pierre, il y a cette « maison blanche entourée d’un vaste jardin en pente ». Il y a les jeux, les lectures, des lignes qui se dessinent à l’horizon, des couleurs qui naissent. « Tout est neuf, offert. Je suis un garçon timide, sensible et joyeux, je crois. Je sens que ce sera une aventure folle, exaltante, périlleuse, j’espère être prêt pour ça. » L’enfance, l’enfance toujours recommencée…


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.