« A la rentrée, je délaisse les grands axes et je prends la Contre-allée » : ce beau slogan éditorial pourrait être aussi celui de l’autrice : partant de la fameuse idylle spirituelle entre Christine de Suède et Descartes, Teresa Moure conduit d’Hélène Jans (la mère de Francine, fille du philosophe) à l’étudiante dont la recherche écoféministe redouble en fiction l’enquête de l’autrice, sur une contre-allée plantée de « morelle noire », fleur de sorcière pleine de vertus secrètes.
« A la rentrée, je délaisse les grands axes et je prends la Contre-allée » : ce beau slogan éditorial pourrait être aussi celui de l’autrice : partant de la fameuse idylle spirituelle entre Christine de Suède et Descartes, Teresa Moure conduit d’Hélène Jans (la mère de Francine, fille du philosophe) à l’étudiante dont la recherche écoféministe redouble en fiction l’enquête de l’autrice, sur une contre-allée plantée de « morelle noire », fleur de sorcière pleine de vertus secrètes.
Le livre que nous lisons est issu, par traduction précise (Marielle Leroy) et édition soignée, d’un roman que Teresa Moure a écrit en galicien dès 2005, avant de l’auto-traduire et le publier en castillan en 2021 : il fallait permettre à la contre-allée empruntée résolument à l’époque par l’autrice de ne pas rester invisible de l’étranger (ni même d’Espagne). Et il se singularise assez par sa façon de raconter une histoire des marges, l’histoire d’une lignée de « sorcières », ou de « guerrières » (le mot est employé à plusieurs reprises), pourvues des armes du langage et des plantes médicinales – les unes et les autres s’échangeant au fil des pages d’herbier intercalées entre les chapitres, et les voix, du récit.
On se rappelle qu’Ursula Le Guin a opposé dès 1986, dans « The Carrier Bag Theory of Fiction », le modèle – qu’on dirait aujourd’hui écoféministe – du récit-panier (ou « récit-cabas » si l’on préfère), à celui du modèle indiciaire et cynégétique, évoqué notamment par Carlo Ginzburg. Plutôt que la téléologie, disait-elle en substance, du récit-flèche au retour de la chasse (version viriliste d’un modèle au demeurant plus complexe) : la répétition circulaire de la cueillette quotidienne et la polyphonie d’une assemblée de femmes autour du fourneau. C’est bien le modèle dont s’inspire Teresa Moure pour rassembler, au foyer du récit, les femmes qui constituent sa lignée guérillère : de Christine de Suède et (surtout) Hélène Jans – les deux figures féministes d’un triangle amoureux et philosophique formé avec Descartes – à Inés Andrade, la thésarde en philosophie issue d’une lignée de femmes indépendantes ayant conservé, génération après génération, un extraordinaire trésor archivistique dans un coffre de leur grenier.
Une fiction-coffre autant que panier, en somme. Une malle pleine de gens qui récrit la généalogie sorcière d’une critique de la rationalité cartésienne. On peut ainsi lire le roman dans le sens chronologique apparent, aussi bien qu’en déchiffrer le sens rétrograde implicite – qui part d’une écriture contemporaine, fruit des travaux universitaires autant que créatifs de l’autrice, pour remonter à son origine fantasmée – la révolte contre sa condition de la reine Christine –, par le moyen d’un récit où se font entendre les voix des témoins du temps passé.
On remarquera en ce sens l’usage ambivalent du modèle cartésien : permettant d’un côté la critique du dualisme et de l’usage misogyne qui en a été fait, et d’un autre l’utopie d’une langue artificielle universelle – à laquelle seraient directement et principalement associées les femmes qui ont côtoyé Descartes. Dans La Morelle noire, Descartes est devenu un simple échangeur des désirs et des pensées qui ont noué les destins de la reine libre (ayant abdiqué pour ne pas être contrainte d’enfanter – c’est la version féministe qu’avance le roman) et de la « domestique » éclairée et érudite, mère de Francine et amante elle-même de la reine, Hélène Jans.
On pense par moments (comme dans la scène où Descartes, à sa mort, rêve de sa fille tôt disparue en jeune fille automate privée de devenir) à la façon magistrale dont la dramaturge suédoise Sara Stridsberg, dans Dissection d’une chute de neige, a su camper la reine Christine en « Fille Roi » radicale et sauvage, amante et bourreau de son fragile Philosophe. Mais au contraire de Sara Stridsberg, qui a fait de cette intrigue le prétexte à un jeu de massacre, féroce et elliptique, où l’empowerment féminin déchire le tissu des valeurs établies, Teresa Moure revendique surtout de s’inspirer, plus pacifiquement, du patchwork, depuis son origine antique jusqu’aux travaux d’amitié américains. Au risque de coutures un peu trop visibles. Pourquoi, en effet, finir par gloser sa propre fiction par le moyen de son décalque en rédaction de thèse (et ce jusqu’à jouer avec l’inévitable cliché de la tentation amoureuse entre la thésarde et son directeur) ? Pourquoi ne pas privilégier jusqu’au bout l’elliptique et confier tout à fait le soin de la démonstration aux essais écoféministes, heureusement accessibles et nombreux désormais ?
« Faufilons toutes nos retailles. Reconstituons les archives » – recommandait autrefois l’autrice québécoise Madeleine Gagnon. C’est un conseil auquel obéissent finalement très bien les extraits du « journal poétique d’Ines Andrade » : véritable lieu où s’implicite l’écriture et s’ouvre vraiment le travail d’appropriation d’une entreprise littéraire à la fois ambitieuse et subtile.