Les sentinelles de l’intérêt général

Dans La haine des fonctionnaires, la politiste Julie Gervais, l’historienne Claire Lemercier et le sociologue Willy Pelletier s’attaquent aux poncifs qui circulent sur les agents de l’État en France. Leur plaidoyer dévoile la réalité des conditions de travail des fonctionnaires et offre une panoplie d’arguments pour toutes celles et ceux qui entendent défendre la légitimité des services publics et leur importance pour l’avenir de notre pays.

Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier  | La haine des fonctionnaires . Amsterdam, 252 p., 18 €

À l’heure où les gouvernements successifs n’en finissent pas de déplorer le dérapage des finances publiques et d’annoncer des économies budgétaires toujours plus drastiques, cet ouvrage s’attaque à tous les clichés qui circulent dans l’espace public sur les fonctionnaires et leur métier. Le titre pourrait d’ailleurs prêter à confusion. L’objectif n’est pas de restituer la voix et les raisons de celles et ceux qui depuis des siècles font le procès des fonctionnaires mais plutôt de rendre justice aux missions des agents de l’État et à leur utilité, avec une hypothèse sous-jacente : c’est la méconnaissance des contraintes et des conditions de travail de ces sentinelles de l’intérêt général qui nourrit les discours de haine à leur encontre.

Écrit par trois universitaires qui avaient déjà produit une synthèse des travaux de sciences sociales consacrés à La valeur du service public (La Découverte, 2021), ce nouveau livre est en grande partie le fruit des échanges et des débats suscités par le précédent. Prenant pour point de départ un certain nombre de poncifs (« Les fonctionnaires sont obtus et paresseux ? », « Les fonctionnaires, des privilégiés ? », « Salauds de hauts fonctionnaires »), il est plus court et plus percutant, écrit dans un style plus accessible (parfois même inutilement familier). L’argumentation repose sur des sources diversifiées (rapports parlementaires, travaux de recherche ou mémoires d’étudiants), avec beaucoup d’illustrations vivantes : des portraits, des dialogues et des exemples (parfois) fictifs, un jeu de rôles ou encore la chronique d’un humoriste. Refusant de s’en tenir à des discours théoriques sur les mérites des fonctionnaires, le livre entend « montrer leurs vies, au plus près de l’accomplissement de leurs tâches », avec une conviction : l’explicitation de ce qui compose leur quotidien pourrait être la source d’une grande réconciliation entre usagers et agents de la fonction publique.

L’ambition est tout d’abord de montrer que le monde des fonctionnaires est loin d’être aussi homogène que ne le laissent entendre ses détracteurs : au fil des pages, on découvre la diversité de leurs parcours professionnels, de leurs rémunérations, de leurs modes de recrutement, en allant des agents d’entretien aux hauts fonctionnaires. À la myriade des métiers se superpose une multiplication de statuts, de plus en plus précaires, qui nuit aux collectifs de travail et accentue les tensions sur les différences de conditions et de promotions. L’autre objectif largement rempli est de démentir nombre d’idées reçues. On découvre ainsi, chiffres à l’appui, que les conditions de travail sont souvent plus dures dans la fonction publique que dans le privé. Avec un grand sens de la pédagogie, les autrices rappellent que les prélèvements obligatoires financent le secteur médical privé (par le biais de la Sécurité sociale), rémunèrent les 140 000 enseignants de l’enseignement privé sous contrat alors que celui-ci accueille de plus en plus d’enfants de milieux aisés et subventionnent les actionnaires des sociétés d’autoroute par le biais d’investissements publics pour la construction de nouveaux tronçons. Dans le même temps, les suppressions de services publics en zone rurale et la dématérialisation ont pour effet de multiplier le non-recours, de compliquer le travail des agents publics et de faire craquer les médiateurs du numérique.

La haine des fonctionnaires
Panneau indicateur d’un service public (Ariège) © CC-BY-SA-4.0/Jlvenet/WikiCommons

La dernière partie de l’ouvrage montre que, contrairement à une idée largement répandue, la haute fonction publique n’est pas une caste uniforme mais un univers fragmenté et hiérarchisé : à sa base, des hauts fonctionnaires « techniques » investis dans des missions d’intérêt général et, à son sommet, une aristocratie d’environ 2 000 personnes, majoritairement des hommes nommés à la discrétion du gouvernement, qui bénéficie des plus hautes rémunérations pour creuser la tombe du service public. Si le passage par les hautes sphères de l’État est depuis longtemps un tremplin pour le privé, les trajectoires inverses sont désormais tout aussi courantes : le passage par de grands groupes de consulting est devenu un atout pour rejoindre les cabinets ministériels ou la très haute fonction publique. Depuis sa création en 2004, la Direction générale du Trésor n’a, par exemple connu, que des directeurs ayant eu partie liée avec le secteur privé. La « noblesse d’État » décrite par Pierre Bourdieu comme ayant « intérêt au désintéressement » n’est plus d’actualité : place désormais à la noblesse managériale publique-privée et à sa conception du service public fortement marquée par les principes de rentabilité. Les quelques hauts fonctionnaires qui croient pouvoir résister à cette lame de fond ont en réalité une marge de manœuvre très étroite, face à des réformes structurelles dictées par des cabinets de consultants de plus en plus sollicités par le pouvoir en place.

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Le tableau dressé est souvent très noir, accréditant l’idée que tous les fonctionnaires sont méprisés et haïs, alors que les façons de se représenter les services publics varient beaucoup selon leurs missions : la défiance vise plus souvent les magistrats que les policiers, les contrôleurs des impôts que les enseignants et les agents de bureau que les infirmières. D’ailleurs, les rares mobilisations d’usagers contre la disparition des services publics concernent surtout les maternités et les écoles, rarement les tribunaux et jamais les perceptions du Trésor public. Autrement dit, la haine des fonctionnaires est tout aussi disparate que le monde de la fonction publique et elle n’est sans doute pas aussi forte que l’ouvrage le suggère, pour une raison souvent oubliée : dans un pays qui compte 5,7 millions de personnes appartenant à la fonction publique, la majorité de la population connait dans sa famille, parmi ses proches ou ses voisins, quelqu’un qui travaille au service de l’État et dont les récits peuvent démentir certaines caricatures qui subsistent dans l’espace public. Si la part des « gens du privé » souhaitant devenir fonctionnaires est passée de plus de la moitié à la fin des années 1970 à seulement un tiers aujourd’hui, c’est en partie parce que l’image d’un groupe doté de tous les privilèges tend à s’estomper au profit d’une représentation plus réaliste d’agents astreints à des rapports hiérarchiques, à des objectifs de résultats et à des restrictions de moyens matériels et humains. Les fonctionnaires n’inspirent plus nécessairement l’amour ou la haine mais davantage la compassion ou le mépris. 

Il n’en reste pas moins que cet ouvrage dresse une fine analyse de la fonction publique et accompagne ses constats de revendications claires. Certaines devraient faire l’unanimité : œuvrer pour que toute la population du territoire national puisse avoir accès à une personne, à une démarche sur papier ou par téléphone. Certaines sont audacieuses : revaloriser le statut et le salaire des aides à domicile et mettre à leur disposition une flotte de voitures électriques neuves, jolies et avec lesquelles elles puissent rentrer chez elles. Certaines sont lucides : s’engager dans la bataille sur les mots et parvenir à imposer un nouveau vocabulaire, pour que les termes de « modernisation » et de « réforme » ne soient plus détournés de leur sens. La plus convaincante émerge à la fin de la conclusion : construire un mouvement qui fédère usagers et fonctionnaires. Espérons que ce livre salutaire y contribuera.