Une livraison qui s’ouvre sur des mémoires d’oubliés, celles des « Manouches » par Anna Lagréné Ferret ou des asiles psychiatriques par Francis Lemuel. On y ajoute le premier roman méconnu de Vassili Grossman et les conditions qu’il faut connaître du transport des animaux présentées par Émilie Fenaughty. Pour terminer, Thierry Thomas réfléchit sur le destin d’un auteur comique un peu daté.
Entre Lille et Brest, en extérieur-jour, Poupa, femme manouche, raconte sur le vif, à plus de quatre-vingts ans – avec le soutien de Lise Foisneau et Annick Madec, anthropo-sociologues –, des scènes de lutte des années 1950-1980 sur les terrains vagues, la peur des gardes champêtres, amendes et représailles, les carrières ou les chemins communaux dans lesquels se réfugier.
C’est avec colère et courage que Poupa (Anna Lagréné Ferret pour l’état civil) peint la ségrégation territoriale des « Nomades » devenus entre-temps « Gens du voyage », une chronique douce-amère de la quête des espaces où vivre, au moins stationner, se faire oublier pour vaquer.
Avec ses huit enfants, nés entre 1959 et 1972, les couches entortillées autour du tuyau du poêle à bois, Poupa campe les scènes des vendanges de septembre, le ramassage du bois, les gadoues et les bourbiers. « Je suis comme un oiseau migrateur », écrit-elle au début d’un poème, pour dire les petites misères scolaires, la place du chant dès l’aurore, l’extrême difficulté de maintenir le feu allumé toute la nuit en hiver, la marmite de tilleul indispensable et ses rêves aussi. Toutes les années 1950 resurgissent, la rétame des ciseaux, le porte-à-porte pour vendre les paniers, la récupération des métaux ou des tissus, et le passage à la Poste pour relever son courrier en « poste restante ». Surtout, chercher les courriers égarés, oubliés, les adresses mal orthographiées.
Que dire de ces vies stoppées : les dunes de Porspoder interdites depuis 1972, les établissements scolaires qui refoulent discrètement les enfants, les marchés qui n’accordent plus de place pour vendre, le commerce de rue en « chinant », tellement réprouvé tant l’insulte immédiatement arrive. Poupa pointe chaque saynète les yeux mouillés à chaque page. On entend sa voix tonique, la confrontation de deux modes de vie, deux morales. Des vies d’apprentissage de l’humiliation, de l’entraide et de l’humilité.
Poupa laisse filtrer sa rage de ces affronts, de ce qu’elle sait de cet opprobre, de l’humour chagrin dans lequel elle se glisse tout en chinant joyeusement de village en village. Paroles si rares ! Jean-François Laé
Les évincés est un livre très singulier écrit par un écrivain tout aussi singulier, Marc Christin (1861-1916), qui le publie en 1905 sous le pseudonyme de Francis Lemuel. C’est un récit fictif sur la vie quotidienne dans un asile psychiatrique suisse, l’asile de Trênes. Ce dernier est en tout point semblable à celui dans lequel Christin est lui-même interné, l’asile de Céry, inauguré en 1873, proche de Lausanne. Rien de très curieux, me direz-vous, mais là où l’objet est pour le moins étrange, c’est lorsqu’on apprend à la lecture de la présentation de Marco Cicchini, le ré-éditeur aux éditions Florides Helvètes, que si Marc Christin a été placé, au début du XXe siècle, pendant plusieurs années dans cet établissement de santé, c’est qu’il souffrait d’une « déséquilibration mentale » qui a fait de lui un escroc récidiviste, maitre dans l’art de la fraude, de la fabrication de faux papiers, de fausses lettres et de faux manuscrits. L’activité de faussaire est jugée « pathologique » par les experts et l’on cesse de le remettre en détention après chacun de ses délits, préférant l’interner.
Ce récit, qui met en scène tout un ensemble de personnages, les uns soignants, les autres patients, semble participer lui aussi de ce goût du faux. Un personnage est au centre de ce jeu, c’est M. Calmet, un des asilés, qui avait pris l’habitude, dès le début de son internement, d’écrire non pas un journal régulier de sa vie, travail que, malgré son amour du document – en tant que professeur d’histoire –, il ne prisait guère, mais de petits croquis, des impressions, des « choses vues » dont il comptait tirer parti plus tard. Et Christin de reproduire de longs passages de ce vrai-faux journal à la fin du volume. Le jeu de miroir brisé se complexifie encore avec, au sein du livre, la publication d’écrits de pensionnaires accompagnés de la reproduction en fac-similé de certains spécimens (un persécuté, un délirant…) ; cette petite clinique de l’écriture a un statut complexe car, en l’absence de conservation du manuscrit original, on peut très bien faire l’hypothèse que ces documents sont eux aussi des faux. Les archives du dossier médical qui ont été conservées, à savoir le discours du soignant, indiquent pourtant que la rédaction est jugée par le médecin-directeur de l’asile de Céry comme une activité des plus louables. Ainsi, tout se passe comme si Christin poursuivait son escroquerie générale avec l’accord de son psychiatre.
Le plus troublant dans cette drôle d’histoire est qu’aujourd’hui, pour les historien.ne.s de la psychiatrie, ce texte est une formidable source pour comprendre la réalité asilaire : une archive plus vraie que nature. Philippe Artières
L’œuvre de Vassili Grossman est un cheminement qui va d’une Iliade à une Odyssée, d’une épopée collective au retour à soi, de la guerre à l’aventure personnelle, de la camaraderie militaire à la solitude. L’Odyssée de Vassili Grossman était déjà dans Vie et Destin mélangée à son Iliade. Elle s’achève, en toute souveraineté, dans son dernier ouvrage, ce très beau roman qu’est Tout passe (Calmann-Lévy, 2023). On y voit le personnage principal, Ivan Grigoriévitch, retourner à sa terre natale, seul, rencontrant les âmes défuntes d’un monde qui n’est plus, happé par l’origine du monde qui pour lui est « une ville du littoral de la mer Noire où se trouvait, au pied d’une montagne verte, la maison de son père ». Mais ici nous signalons la parution du premier acte romanesque de Vassili Grossman, Le peuple est immortel.
Été 1941, l’armée allemande envahit l’Union soviétique. En Biélorussie, un bataillon russe résiste à l’offensive mais se retrouve bien vite encerclé par des soldats allemands. Cette action courte, intense, est une première mise en fiction des observations que Vassili Grossman, journaliste de guerre sur le terrain, rassemble dans ses carnets de guerre ainsi que dans les articles qu’il écrit pour le journal de l’Armée rouge, Krasnaïa Zvevda (L’Étoile rouge). Grâce au travail remarquable de Robert Hugh Chandler qui s’est chargé de désincarcérer le roman de la censure en lui restituant ses parties tronquées (ses notes de bas de page sont traduites par Leslie Talaga), on avance avec une conscience exacte des biais idéologiques qui entravent l’auteur mais jouent peut-être parfois comme une contrainte stimulante. Dans ce roman, l’héroïsation est un processus constant, la vie juive est à peine évoquée, mais on y trouvera quelques éléments essentiels de l’œuvre de Vassili Grossman en particulier la mère, celle que l’on a laissée derrière soi, avec une grande culpabilité (c’est l’histoire réelle de l’auteur) et qui meurt, ici, sans préciser qu’elle meurt d’être Juive. Yael Pachet
On connaît les conditions souvent déplorables d’élevage et d’abattage de l’industrie de la viande, mais on connaît moins les conditions de transport des animaux de ferme. Ce n’est pas un détail, car ces animaux voyagent. La plupart des vaches européennes grandissent, par exemple, loin de leur lieu de naissance et meurent ailleurs encore, comme ces veaux irlandais de deux semaines passant 24 heures sans boire ni manger pour rejoindre le continent, bourrés d’antibiotiques pour éviter qu’ils ne soient malades pendant le trajet, avant de rejoindre un parc d’engraissement et, plus loin encore, un abattoir.
Chaque année, 1,6 milliard d’animaux vivants sont transportés dans l’Union européenne et par-delà ses frontières, par la route mais aussi sur des bateaux souvent bons pour la casse, au gré des goûts alimentaires des populations (les Français ne mangent pas de chevrettes, les Irlandais pas de veaux) et de la spécialisation des pays (certains dans l’élevage, d’autres dans l’abattage et le conditionnement). En France, les petits abattoirs et les abattoirs municipaux ferment, obligeant les bêtes à parcourir de plus en plus de kilomètres vers leur dernière demeure – les chevreaux sont ainsi répartis entre seulement trois abattoirs sur tout le territoire.
L’auteure, très présente dans son récit, propose un reportage sensible, sans pathos, mais un peu superficiel et anecdotique, qui consiste en grande partie à filer des bétaillères en compagnie de militants de la cause animale. La réglementation européenne sur le transport des animaux de ferme, qui prévoit notamment que les trajets ne dépassent pas les 21 heures et que les animaux puissent boire pendant la durée du transport, semble en effet peu respectée. Thibault Le Texier
On dit volontiers que les clowns sont tristes. Dans Feydeau s’en va, l’auteur comique le plus célèbre de son temps fuit la réalité de la guerre, de son divorce et de sa panne d’inspiration au Ritz ou Chez Maxim’s. Nous sommes en 1916. Malgré le couvre-feu, les noctambules comme lui peuvent encore y trouver asile au-delà des heures de fermeture. Ce 28 mars, son dernier succès, Hortense a dit : « Je m’en fous ! », laisse le public de glace jusqu’à ce qu’un rire cristallin déchaîne l’hilarité de la salle. Ayant identifié la rieuse, une jeune veuve de guerre qui était venue lui vendre une lettre de Bonaparte à Joséphine, Feydeau l’engage comme secrétaire. Muse, modèle, critique, Virginie lui fait connaître Fantomas, l’Internationale, Argenteuil, sans faire progresser Cent millions qui tombent, toujours enlisés au deuxième acte. Devenue son amante, elle échappe de justesse à une périlleuse partie à trois et s’en va. À l’épilogue, en 1919, elle lui rend visite dans une maison de santé à Rueil-Malmaison. Fils d’un romancier bonapartiste et d’une « femme galante » juive polonaise, Georges Feydeau, que la rumeur disait le fils naturel de l’empereur, ou de son demi-frère Morny, porte ce jour-là le costume de son père putatif, Napoléon III. Et allez donc, c’est pas son père!
Au premier chapitre, Feydeau arpente les grands boulevards, égrenant toute une palanquée de noms connus, peintres, actrices, hommes politiques, notables, demi-mondaines. Au cinquième, Lucien Guitry complète par les grands crus qui ont ponctué sa carrière. Très brillant, très savant, Thierry Thomas affiche une ample connaissance des arts, lettres et mondanités de l’époque, reprend dans la foulée la mécanique de précision et la langue de son personnage, n’hésite pas à puiser ailleurs d’autres répliques culte : « Argenteuil, Argenteuil ? Est-ce que j’ai une gueule d’Argenteuil ? »
Feydeau a connu un regain de succès au tournant du XXe siècle dans le secteur public. Stanislas Nordey, qui avait monté il y a vingt ans La puce à l’oreille, entend lui rester fidèle, « assumer le divertissement dans toute sa joie et intelligence » avec un autre sommet de son œuvre. On verra en avril prochain si cet Hôtel du libre-échange peut encore soulever des tempêtes de rire. Dominique Goy-Blanquet