La langue envoûtante des Houris 

Magnifié par une prose sublime, parsemé d’images étonnantes, splendides, Houris de Kamel Daoud fait le pari de redonner voix à son héroïne mutilée et devenue muette lors de la terrible guerre civile d’Algérie. On y découvre une littérature de résistance subtile et virtuose.

Kamel Daoud | Houris. Gallimard, 416 p., 23 €

Dès l’exergue, on découvre la censure et les poursuites pénales exercées par l’État en cas de prise de parole à ce sujet. Aube, la femme aux cordes vocales lacérées, incarne ainsi par le corps et l’esprit le silence imposé par le gouvernement sur ce passé sanguinaire du pays, mais aussi la défiance. Par un jeu romanesque presque trop évident, elle n’est pas seulement l’héroïne du roman, mais le roman même. Elle est sa raison d’être, et lui la sienne. « Et toi, tu es un livre… Un véritable livre, le récit de ce qu’on ne doit pas oublier ». 

Kamel Daoud nous fait entendre la langue intérieure d’Aube, à l’opposé de sa langue extérieure, ce qui n’est pas sans rappeler le processus même de la création romanesque. Son livre nous rappelle qu’un écrivain n’écrit qu’avec sa langue intérieure. Du moins, il cherche à l’inventer. La littérature est la résistance face aux langues criardes, insipides, superficielles, qui envahissent l’espace extérieur. « La langue du rêve, des secrets, la langue de ce qui ne possède pas de langue », une langue que « l’insomnie fait gonfler comme crue d’été ». 

Ainsi se confondent Daoud et Aube, incandescents, ils nous entraînent dans leur périple, vers les terres incendiées, les pages d’histoire réduites en cendres. La silhouette féminine se dessine alors plus précisément. Le voyage commencera dans le corps de la femme, par une descente dans son ventre comme dans des eaux troubles. Aube qui ne veut pas que sa fille voie le jour. Cette enfant qu’elle porte malgré elle est sa souveraine, à qui elle va raconter son histoire. Mais les rôles sont inversés : cette fois-ci, c’est Shéhérazade qui va mettre fin à la vie de l’autre. Elle va l’empêcher de naître car elle veut lui épargner un monde où les femmes sont à peine plus importantes que les moutons. Ailleurs, ce sont les vaches qui ont plus de valeur que les femmes. Elle va noyer celle qui est « dans son ventre comme la lune dans l’eau », pour lui éviter d’être une chair morte, une salissure, un objet de désir honteux. 

Kamel Daoud, Houris
« Les oiseaux musiciens », Baya (1976) © CC BY-SA 4.0/Bruno Barral/WikiCommons

Telle les poupées russes, Aube enceinte de sa poupée-lune est précédée de Khadija, sa mère adoptive. L’avocate combattante, ignorant l’histoire qui s’écrit dans le ventre d’Aube, est partie à la recherche de remèdes médicaux pour lui redonner la voix, comme si elle voulait réinventer pour elle la langue maternelle. Et l’autre, la fève mal avalée, attend d’être née. Entre ces deux femmes qui espèrent, la femme sans voix-sans espoir fait le trait d’union. Le livre est cousu des cordes vocales de la femme égorgée. « Cordes vocales, des vraies cordes comme celles d’un puits, celles d’une guitare, celles des pêcheurs, celles du cirque, des trapézistes et des jongleurs, des cordes pour attacher les moutons, celles des chaloupes, des marins, les cordes des pendus », dira-t-elle. 

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Le temps de l’histoire est le temps de vie en sursis. Aube s’asphyxie autant que Kamel des pages infinies qui s’écrivent en eux. La grammaire romanesque se met en place et les plaintes d’Aube contre ses ennemis résonnent dans sa boîte crânienne : imams, mosquée, Dieu, tous ceux qui lui ont volé ce qu’elle avait de plus précieux. Les ombres des femmes iraniennes planent sur les Houris algériennes de Daoud. Le régime féminicidaire change de langue, traverse les années et les frontières, assassine et mutile toujours autant. « Certaines femmes choisissent leur camp très vite. Elles croient que le seul moyen de survivre dans une prison, c’est de s’en faire les gardiennes. » D’autres mènent la rébellion : les collègues et les clientes de son salon de beauté défient les dictats des imams par un éclat de rire, une crête punk blonde ou des graffitis sur la peau.  

En fin de compte, c’est une guerre des voix : entre celle émanée du minaret de la mosquée, prêchée par l’imam, et celle qui s’étrangle, agonise mais espère, résiste, s’accroche à la vie. C’est l’histoire de voix de femmes étouffées, celle aussi de leur prise de parole. Il y a mille et une façons d’étrangler les voix des femmes. Il y a autant de facettes de leur rébellion. 

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En fin de compte, c’est une guerre des voix : entre celle émanée du minaret de la mosquée, prêchée par l’imam, et celle qui s’étrangle, agonise mais espère, résiste, s’accroche à la vie.

Puis il y a la peau. Tatouée comme le hiéroglyphe d’un temple ancien. Comme la calligraphie sur les parchemins. Chaque tatouage raconte une histoire. Quand la femme n’a plus de voix, elle a son corps pour continuer à parler, on peut lire son histoire sur sa peau. 

Et c’est au cœur de ce silence assourdissant, en suivant la calligraphie sur la peau de notre héroïne, en la suivant jusqu’à la mer somptueuse et cruelle d’Oran, qu’on comprendra pourquoi Aube préfère toujours avec tant de véhémence nommer la Guerre de Libération d’Algérie la guerre contre la France. Car celle-ci a pris toute la place dans l’histoire du pays, non seulement dans les manuels scolaires, mais aussi dans le pouvoir politique, étatique, économique et social. Car elle a supprimé l’histoire de l’autre guerre, de la guerre civile entre « les ombrageux militaires et les barbus de Dieu ». De ce massacre d’on ne sait combien de milliers de personnes dans la nuit du 22 septembre 1997, à Had Chekala, dans le nord-ouest de l’Algérie, elle est la survivante sans voix. Elle est le symbole même de ce silence imposé. « Et nous, les survivants de la guerre civile ? Rien. On ne nous accorde pas une seule date nationale, pas un souvenir à s’accrocher au cou. Nous avons à peine droit aux cicatrices. » Il s’agit là d’un double massacre : celui des hommes, celui de leur mémoire. Les raisons en restent obscures vingt ans après. Des assassins, on ne saura qu’ils étaient des hommes barbus. Des victimes, dévorées par l’oubli. 

Le roman de Kamel Daoud crée cet espace vital pour Aube, pour toutes les autres égorgées comme elle que le pouvoir étatique a décidé de faire oublier. Houris est un livre dense et renversant, où chaque phrase est enceinte d’un sens grave. Il y a cette déroutante errance entre les phrases, dans le fatras de souvenirs en lambeaux, entre les chiffres imprécis et les lettres calcinées d’où émerge un suffocant malaise, le sentiment d’impuissance face aux hurlements figés à jamais des frères lointains, des sœurs inconnues. Houris nous tend le piège tel une sirène, pour nous noyer dans les eaux profondes, empoisonnées par des cadavres. Il nous laisse étranglés par les nœuds de l’Histoire irréparable. 

Mais l’espoir naîtra-t-il dans la douleur qui saura réparer toutes les douleurs ? La mer assassine cédera-t-elle la place au fleuve de vin, de lait et de miel ? Il faut se laisser envoûter par les Houris pour le découvrir.