Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? est promis à devenir un classique des sciences humaines et sociales. Synthèse de vingt-cinq ans de recherches en sociologie de la littérature, le livre de Gisèle Sapiro impressionne par sa clarté, l’ampleur de sa documentation, l’empan de sa perspective. Elle décrit et questionne les mécanismes de la consécration littéraire tout en produisant une histoire de la mondialisation du champ. Qu’est-ce qu’un grand nom ? Qu’est-ce qu’un classique ? Qu’est-ce qu’un classique mondial ? Comment le fabrique-t-on ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles répond ce livre passionnant.
On a tellement l’habitude d’associer une œuvre à son auteur ou à son autrice qu’on coalise la gloire sur un nom (ou l’opprobre, comme le montrait l’essai Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? paru au Seuil en 2020), sans trop se poser de questions. Ce que nous apprend le minutieux travail de la sociologue (par ailleurs membre du comité de rédaction d’En attendant Nadeau), c’est qu’un classique mondial se fabrique, avec de très nombreux acteurs. Un réseau serré d’institutions et d’individus contribue à une reconnaissance qui ne met finalement en lumière qu’un seul nom : traductrices, intermédiaires, maisons d’édition, agents littéraires, jurés de prix, c’est toute une foule qui entoure l’auteur. La critique littéraire a depuis longtemps considéré que l’auteur n’est pas seul. Il a besoin de ses lecteurs et de ses lectrices. Avec la sociologie de la littérature, le personnel s’élargit et les conditions qui permettent à un auteur ou à une autrice d’assurer, d’étendre et de maintenir sa réception impliquent des étapes et des réseaux.
Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? s’inscrivait dans le droit fil d’une réflexion continuée de Gisèle Sapiro sur la responsabilité morale et pénale reliant l’écrivain et ses écrits (voir La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), Seuil, 2011, rééd. 2020) ; et si l’essai ne donnait pas de réponse tranchée, il présentait cette liaison comme acquise, même si elle impliquait déjà des nuances et des différenciations. Qu’est-ce qu’un auteur mondial ?, s’il pose à sa façon la même question, y répond autrement en relevant du deuxième grand massif des recherches de Gisèle Sapiro, celui qui s’intéresse à la circulation des œuvres, à la traduction, à l’espace littéraire mondial. Les raisons économiques priment sur les raisons éthiques, même si la question esthétique reste un opérateur de jonction ou de disjonction pour l’autrice. Car la façon dont l’enjeu symbolique du « pôle de production restreinte » (c’est ainsi que Bourdieu désignait la littérature valorisée comme telle) rejoint la globalisation est intéressante en soi : ce qui retient Gisèle Sapiro, c’est cette zone complexe où la mondialisation ne repose pas que sur des produits de grande consommation, mais fait se croiser données symboliques et impératifs économiques. Tout en se soumettant à la loi du marché, elle est aussi animée par un désir d’autonomie qui la rend pleine de contradictions – ce que Gisèle Sapiro nomme en conclusion de son livre « les fondements impurs de l’autonomie ».
La propriété littéraire a mis du temps à s’installer dans l’histoire (et vraiment à partir du milieu du XVIIIe siècle en Europe), mais lorsqu’elle l’a fait, elle a tout effacé derrière elle. On a oublié que des œuvres pouvaient avoir plusieurs auteurs, connaître plusieurs versions, qu’elles pouvaient n’en avoir pas du tout, que les traducteurs devenaient propriétaires des œuvres et vice versa. Mais cette valorisation de l’auteur (et de l’autrice, mais à l’époque il n’y en avait pas beaucoup) a accompagné le mouvement de nationalisation des littératures dont les États-nations avaient besoin pour s’établir et se consolider : le patrimoine national a capitalisé sur des noms propres et sur des figures. Autour du marché de la traduction, qui a permis des contacts entre les États mais aussi une émulation acharnée (bien décrite par Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres, Seuil, 1999, rééd. 2010) —, a émergé un champ littéraire transnational, qui établit un cadre législatif supranational pour la circulation des œuvres (plus ou moins respecté selon l’adhésion ou non des pays à ce cadre). Gisèle Sapiro, tout en décrivant les mécanismes de la circulation transculturelle, raconte aussi une histoire passionnante, qui est celle de l’internationalisation progressive du champ tout au long du XXe siècle, puis sa mondialisation à partir des années 1980 : cette dernière période est marquée par un vrai décentrement géoculturel : l’ouverture progressive aux cultures non occidentales et aux pays du Sud, comme aux femmes et aux minorités. Les choix de l’Académie Nobel reflètent cette évolution, « mais la diversification marque une domination accrue de la langue anglaise sur les processus de sélection ».
Le livre de Gisèle Sapiro est une somme, reposant sur des sources nombreuses : entretiens variés avec des acteurs et actrices du marché du livre (en France, aux États-Unis, en Allemagne), archives de nombreuses maisons d’édition, archives de l’Unesco et du prix Nobel, longues enquêtes sur la traduction et la circulation des œuvres. La riche documentation y est toujours relevée par l’explication claire et vivante et si certaines données datent un peu, elles font apparaître des tendances, des directions qui ne sont pas démenties. La lisibilité du livre lui vient aussi de l’alternance des points de vue et des échelles. Certains chapitres adoptent une échelle macroscopique, lorsque l’autrice explique la fabrique de l’écrivain·e mondial·e ou qu’elle décrit, dans plusieurs chapitres distincts, l’ensemble des traits de la circulation transnationale – son mécanisme inégalitaire, l’histoire de sa formation ; d’autres se font sous une focale beaucoup plus restreinte, lorsque Gisèle Sapiro s’intéresse à l’entrée de William Faulkner dans la littérature française, en se fondant sur les archives Gallimard, celles du passeur de littérature américaine William Bradley et celles de ses traducteurs, René-Noël Raimbault et surtout Maurice-Edgar Coindreau. Ce qui peut apparaître comme une évidence aujourd’hui, que l’œuvre de Faulkner fût traduite en français, dissimule un travail long et intense de tractations, d’introduction symbolique, de politique d’auteur d’une maison d’édition, Gallimard, qui publie neuf titres de Faulkner entre 1932 et 1939 ; elle en sera récompensée dix ans plus tard par le prix Nobel décerné à Faulkner en 1948, ce qui va contribuer à son entrée dans le canon mondial.
Plusieurs chapitres proposent des études de cas à moyenne échelle, qui démontrent bien l’internationalisation progressive de la littérature dans le cadre du nouvel ordre mondial instauré après la Deuxième Guerre : c’est le cas du programme des « Œuvres représentatives » de l’UNESCO ainsi que l’évolution des attributions du prix Nobel, étudiée non seulement à partir des auteurs et autrices récompensé·es, mais en consultant les lettres de recommandation adressées par des personnalités du monde entier à l’Académie et des rapports du Comité. Ces larges études de cas révèlent deux logiques, dont la friction constitue la thèse de Gisèle Sapiro : une logique concurrentielle, qui implique d’accéder à la reconnaissance et d’imposer ou de maintenir sa domination ; une logique internationaliste visant à réduire les inégalités existantes et à donner plus de chances aux groupes dominés. « La force des préjugés a longtemps aveuglé les détenteurs du pouvoir de consécration – hommes blancs issus de classes privilégiées – sur les qualités esthétiques des œuvres de femmes et d’auteur·es appartenant à des minorités, en particulier les minorités racialisées, ou de classes dépossédées, alors même que l’absence de droits d’entrée formels a rendu l’écriture plus accessible à ces catégories dominées. » Cette ouverture, réelle à partir des années 1990 grâce à la mise en cause des canons nationaux et mondial, se fait néanmoins au profit d’une réduction de la diversité linguistique : l’inégalité reste un principe des mécanismes de consécration comme de la globalisation.
Un des aspects intéressants de la circulation mondiale est la transformation qu’elle fait subir aux œuvres et, partant, à leurs auteurs. Ainsi, un « auteur mondial », derrière l’apparente hypostase de la figure, a des traits changeants. Si l’analyse externe pratiquée par Gisèle Sapiro l’énonce comme un fait indubitable, il faudrait une analyse interne pour le montrer. Plus un auteur est mondial, plus il connaît de variations. L’énoncé est réversible. Plus un auteur connaît de variations, plus il devient mondial. L’étude de ces variations est intéressante car elle infléchit l’unification induite par les idées d’universalisation ou de mondialisation. On voit sur des études précises menées sur Victor Hugo en Chine ou Victor Hugo en URSS [1] de multiples exemples de dépaysements, qui sont aussi des processus d’appropriation (critique du régime de Qing pour les premières traductions des Misérables en chinois, notamment), voire de défiguration. Ils invitent à considérer qu’un auteur mondial n’est plus jamais seulement national : l’œuvre russe de Victor Hugo, son œuvre états-unienne ou japonaise est chaque fois singulière, opérant des hiérarchies particulières et inscrite dans le champ littéraire de chaque aire culturelle. Tout un ensemble de discours se forme autour du nom de l’auteur et cet ensemble fait partie de l’œuvre, témoigne de ses usages et de son déploiement dans le temps. Ce qui définit le classique ou l’auteur mondial, c’est que son œuvre est toujours reprise, citée, appropriée, décalée, en un mot, réécrite. En ce sens, la question « faut-il réécrire les classiques ? » est une fausse question puisque les classiques sont tels parce qu’ils sont constamment réécrits. Il existe autant de versions des Misérables ou de l’Odyssée que de cultures et d’époques, des traductions – fidèles ou infidèles – aux réécritures pour la jeunesse en passant par les parodies, les citations, les reprises ludiques ou sérieuses, les adaptations. Ce constat, arrimé à l’analyse précise des textes, permet d’avoir un rapport moins réactionnaire à ladite « cancel culture » que ne l’ont la plupart des gens aujourd’hui.
[1] Myriam Truel, Victor Hugo en Russie et en URSS, Classiques Garnier, 2021. WU Tianchu, Victor Hugo en Chine, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2022.