La réédition de son roman Emma Picard, initialement paru en 2015, rend évidente la cohérence de l’œuvre de Mathieu Belezi. Cohérence qui tient au sujet, la colonisation de l’Algérie, déjà au cœur d’Attaquer la terre et le soleil, de Moi, le glorieux et du Temps des crocodiles, mais peut-être surtout à l’articulation de ce sujet avec des voix particulières. Ici, nous entendons celle d’Emma, musicale, fervente et obstinée, quelque part entre les récits de vies humbles et les grandes tragédies.
Dans les années 1860, Emma Picard, la quarantaine, est pauvre, veuve, chargée de quatre fils dont deux en âge de travailler, quand un agent du gouvernement lui propose une ferme de vingt hectares en Algérie. Ne possédant rien, elle saisit cette occasion de rêver d’un sort meilleur.
La première édition du roman s’intitulait Un faux pas dans la vie d’Emma Picard, faux pas qui consiste à venir en Algérie, à croire en la colonisation qu’on lui prêche sans la remettre en question, alors qu’elle « n’avai[t] rien à faire sur ces terres africaines, rien à conquérir, rien à construire, rien à espérer ». Même ayant compris cela, l’héroïne s’obstine : « ma fierté de colon m’interdit de lâcher prise », jusqu’à devoir conclure que le Dieu qu’elle a continué à prier la punit de la faute de s’être installée dans un pays opprimé.
Dès l’avant-propos, on sait comment va se terminer cette aventure. Mathieu Belezi dit s’être inspiré d’un passage d’Au soleil de Maupassant, où celui-ci relate son voyage en Algérie, et notamment sa rencontre avec une femme misérable ayant perdu trois de ses fils et dont le quatrième est malade. Emma elle-même conte rétrospectivement son histoire pendant une nuit où elle veille dans les décombres de sa ferme son dernier fils blessé. Elle raconte au lecteur tout en parlant et racontant à son fils, ce qui crée un curieux effet d’entrecroisement, d’échos et de répons entre deux énonciations provenant pourtant l’une et l’autre du même personnage. La vie de la ferme algérienne ne se lit que chargée du poids de regrets et de blessures qui s’expriment dès le début du roman.
Si on a lu Attaquer la terre et le soleil, on connaît les difficultés auxquelles vont se heurter ces colons pauvres qui ont cru aux beaux discours de l’État français. Emma Picard se lit cependant avec un grand intérêt car la voix de la protagoniste la rend profondément présente, tout en faisant de son histoire et de celle de ses fils l’histoire de tous les pauvres, écrasés par un rapport de force défavorable. Quels que soient leur détermination et leurs efforts, l’insuffisance de leurs moyens économiques – ici, une terre sans eau – rend impossible leur réussite. En réalité, en France ou en Algérie, la misère ne leur laisse pas d’alternative : « nous n’avons eu et nous n’aurons jamais le choix ».
En même temps, le romancier sait ménager des moments d’apaisement et d’espoir, de quotidien joyeux, qui font qu’on s’attache à Emma et à ses fils. À Mékika, son domestique arabe avec qui s’établit presque naturellement une relation de respect, et à son amant révolutionnaire, Jules Letourneur. Leurs vies se développent avec presque rien, sur les quelques arpents de terre aride qu’elles habitent, intenses et généreuses.
L’obstination d’Emma donne à sa lutte une grandeur émouvante, Hécube ou Andromaque paysanne affrontée à une terre que l’écriture de Mathieu Belezi rend perceptible dans sa sèche dureté mais aussi dans sa beauté. L’alternance entre le jour et la nuit en particulier est superbement traitée. Si le jour est d’abord un temps de promesse alors que la nuit africaine inquiète par son obscurité, la nuit devient également peu à peu un refuge contre la chaleur du jour, « au mois de juin les grandes chaleurs se sont abattues sur Mercier, et un sirocco rougi au fer a commencé à griller les champs, tourner autour des hommes et tourmenter les bêtes, ses plaintes nous rendaient fous, nous donnaient des maux de tête terribles, mais était-il possible d’y échapper ? Alors nous avons courbé l’échine et repris nos trajets de la ferme à la source, et de la source à la ferme ». Dans une très belle scène, Emma, Charles son fils, Mékika et Jules fauchent au clair de lune car il est impossible de le faire dans la journée. La nuit devient un temps de répit qui est aussi le moment où l’héroïne peut se raconter, avant que le jour ne vienne remettre en marche l’engrenage qui la broie.
Mathieu Belezi a choisi de situer son roman dans une des pires périodes de l’histoire coloniale algérienne : entre 1866 et 1868, on estime qu’entre 10 % et 30 % des Algériens sont morts à cause d’invasions de sauterelles, de sécheresses à répétition et d’épidémies. Autant d’événements qu’Emma subit comme des « épreuves » quasi bibliques. Mais la colonisation a bien joué un rôle tragique dans la famine, car l’ampleur des décès est due en partie au bouleversement de l’agriculture et des mécanismes de solidarité traditionnels, comme au fait que certains habitants des campagnes ont été confinés par l’armée française dans des zones sans ressources. Cette famine qui a touché les Arabes et les Kabyles, Mathieu Belezi la sort des statistiques pour lui donner une visibilité sensible : « ils dormaient à même le sol, là où la fatigue et le vertige les renversaient, et beaucoup ne se relevaient pas, à demi nus dans l’herbe, les os saillant comme des morceaux de bois sous la peau jaunie de leurs corps en décomposition, ils mouraient sans un cri, sans un appel au secours puisqu’ils n’avaient plus la force de prononcer un mot, ils mouraient devant nous colons qui ne pouvions rien faire ».
De même que Le temps des crocodiles évoquait la conquête, Attaquer la terre et le soleil les premiers temps de la colonisation et la pacification et Moi, le glorieux la grande révolte de 1870 consécutive à cette famine, ainsi que le centenaire de 1930, Emma Picard donne à lire cette période de catastrophes, inscrivant l’Algérie coloniale sur la carte des territoires romanesques où elle était peu présente jusque-là.
Qu’un personnage positif exécute l’acte de colonisation renforce le caractère tragique en soi de cet acte. Emma Picard est une femme forte soumise à trop de fatalités : le colonialisme, la pauvreté, la condition féminine – « seigneur Dieu, quel calvaire que le destin d’une femme », constate-t-elle. Mathieu Belezi fait sentir concrètement combien ces oppressions se combinent en les incarnant dans un personnage, le pendant et l’opposé des riches colons masculins et tyranniques de Moi, le glorieux et de C’était notre terre, dont la réédition reste à venir.