Le décollage de Petits travaux pour un palais du grand écrivain hongrois László Krasznahorkai est foudroyant, comme l’était celui de l’admirable Dernier loup (paru chez Cambourakis en 2019). Et là aussi il ne s’agit pas d’un roman mais d’une sorte d’essai panique sur le monde contemporain, observé, jugé, condamné en une seule période presque dépourvue de pause, comme une phrase unique, sinueuse, proférée d’un seul souffle par une voix prodigieuse de puissance, de raffinement, de beauté.
Décollage au sens presque matériel du terme. Nous sommes embarqués dans un vol aussi magiquement souverain que celui jadis lancé par Baudelaire dans « Élévation » : « Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées… », et pendant la totalité du trajet nous restons accrochés à cette machine délirante – c’est un fou qui parle – et par elle chahutés sans pourtant jamais perdre notre assiette car les loopings et virages sur l’aile n’aboutissent jamais ici à une perte des repères essentiels de l’histoire, une méditation sur l’architecture et sur l’art qui ne s’interdit aucune embardée mais jamais – et la sensation est d’une grisante bizarrerie – ne nous empêche de percevoir, en une manière de basse continue, le bourdonnement berceur des mots.
Un fou ? Bien sûr, puisqu’il est à la fin, dans un atterrissage aussi bouleversant que l’envol, relégué dans un asile, la directrice de la bibliothèque de New York où il est censé travailler ayant compris qu’il ne faisait qu’y accumuler des notes sur le projet d’un établissement sans portes ni fenêtres où tous les livres – toute la culture du monde – seraient mis définitivement hors d’atteinte du public : un monument claquemuré digne des tombeaux de la Vallée des Rois, permettant seulement aux lecteurs privés de leur pâture d’admirer de loin un bâtiment nu mais gonflé du génie de millions d’auteurs. Et de ce funérarium le narrateur exalté serait à distance, lui petit bonhomme hyper narcissique persuadé pourtant de sa nullité, l’unique et incorruptible gardien.
S’agit-il d’iconoclasme, de haine de la culture comme celle du nazisme ou des talibans ? C’est tout le contraire : une déification de la pensée et de l’art qu’il s’agit de préserver à jamais du mauvais usage qu’en peuvent faire les foules innombrables de ceux qui n’ont pas compris les ressorts intimes de la marche du monde et, croyant être normaux et sains, servent en réalité les desseins de la Providence, une marâtre catapultée dans les Enfers puisqu’elle n’est autre que Satan.
Le narrateur, l’humble employé de Manhattan, lui, a compris cette loi du pire, que j’appellerais volontiers celle de la méchanceté, de la malignité, de la violence universelles. L’y ont de bout en bout aidé, d’abord en larguant sans remords sa condition commune de citoyen (sa femme l’abandonne, il croule sous les dettes), trois considérables passeurs de vérité : l’architecte Lebbeus Woods, et les deux écrivains Herman Melville et Malcolm Lowry, auxquels ce mince volume, à travers la citation de certaines de leurs œuvres, rend un hommage superlatif.
Rien de l’idéologie sulfureuse mise en scène par Krasznahorkai ne nous était inconnu, depuis ses débuts et le terrible Tango de Satan dupliqué par un film de Béla Tarr. Assurément, l’auteur de tant de récits où la révélation du Mal vient toujours, finalement, balayer les quelques illusions qui pouvaient subsister en nous sur l’existence d’une tendresse humaine, ne met en sa propre espèce aucune confiance et la voue volontiers, dans une forme d’exécration vengeresse, à l’extinction promise à la fin du Cheval de Turin, dernier film de Béla Tarr dont Krasznahorkai a écrit le funèbre scénario. Jamais pourtant la conviction qu’une puissance satanique et souterraine guide depuis toujours la trajectoire des peuples n’était apparue aussi clairement énoncée que dans cet essai centré sur l’architecture, l’écriture et New York, creuset paradoxal, admiré et détesté tout à la fois, de la culture occidentale dans ce qu’elle a de plus éclatant. Serait-ce là le message infiniment pessimiste d’un auteur d’une magistrale marginalité, l’un des deux ou peut-être trois plus grands écrivains vivants ?
Si l’on voulait ramener l’œuvre de Krasznahorkai, dans son développement actuel, à une telle doctrine, il me semble qu’on se tromperait gravement. L’auteur n’est pas seulement un imprécateur de génie. Ses prophètes (dans l’avant-dernier opus, Le baron Werkheim est de retour, comme dans celui-ci) sont aussi des déments obsédés du verbe, à qui on ne saurait donner totalement quitus de leur lucidité maladive. D’ailleurs, en opposition franche ou voilée à la doxa occidentalo-orientale des prétendues « religions du Livre », on trouve suffisamment, chez l’auteur de Seiobo est descendue sur terre, de preuves d’une fascination pour les civilisations animistes de la Nature, et en somme d’ambiguïté culturelle, pour être circonspect à l’égard du côté éruptif facétieux de son écriture.
À laquelle il convient de revenir pour terminer sans conclure notre exercice d’admiration. Si j’avais encore des étudiants, je leur dirais : voulez-vous savoir ce qu’est la littérature ? Mettez à la cave tant d’ouvrages, distingués ou pas, peu importe, qui ne traitent que de « grandes questions » auxquelles une solide enquête de journal répond mieux et plus modestement ; sauf pour passer hélas ! des examens, bannissez de votre trésor intérieur tout ce qui ressortit à ce que Mallarmé nommait avec dégoût « l’universel reportage » ; posez sur votre bureau, si la pingrerie des temps vous a permis d’en avoir un, deux textes courts (afin de conjurer la fatigue des niaiseries que vous êtes tenus d’ingurgiter par ailleurs), Le dernier loup, cette poignante élégie, et le présent livre de ton plus ironique. Voilà, vous y êtes, et maintenant lisez ! Ceci est de la littérature, c’est-à-dire de l’imagination, autant traduire de la poésie en prose, quintessence de l’écriture littéraire « dans sa plus verte nouveauté ».
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.