Les dames mousquetaires

Le livre d’Agnès Walch fait comprendre ce que fut une société émergente autour d’une famille de grands serviteurs de l’État, les Arnauld. Construit autour de la figure marquante d’Angélique Arnauld, l’historienne déploie un récit passionnant qui fait comprendre le mouvement janséniste de l’intérieur, les réseaux, les intrigues, la naissance d’un nouvel ordre « moderne » et fait revivre avec virtuosité le Grand Siècle.

Agnès Walch | Angélique Arnauld. Dissidente et janséniste. Tallandier, 382 p., 23,50 €

Cette sociologie centrée sur la forte femme que fut Angélique Arnauld obéit au genre de la biographie savante mais elle est fort bien campée car Agnès Walch est familière du XVIIe siècle et des « Belles Dames » de ce monde (voir son livre Duel pour un roi. Mme de Montespan contre Mme de Maintenon, Tallandier 2014). Et tant pis si, pour éviter des redites, on se perd sous les triples désignations des personnages qui portent un nom civil, un nom de femme mariée et ensuite un autre en religion en plus de titres de noblesse ou de charges. On se croirait dans un roman de cape et d’épée, ces dames des temps de la Fronde, jeunes et moins jeunes pouvant constituer, version conventuelle, le pendant des histoires de mousquetaires, leurs homologues masculins. Mais cette parentèle guerroie au civil, c’est en religion et en droit que les Arnauld et les Le Maistre, gens de loi et de Parlement, œuvrent en fidèles administrateurs du roi. Mais tous peuvent offrir fortuitement un happy end imprévu dans les moments de crise personnelle ou institutionnelle du Port-Royal d’Angélique, née Jacqueline Arnauld (1591-1661) au sein d’une famille de vingt enfants.

Cette histoire est donc naturellement une non-fiction très genrée de grands noms présents à chaque incident jusqu’à  la liquidation de Port-Royal des Champs qui se fait sentir quand une petite de Luyne, petite-fille de la duchesse de Chevreuse, pleure de perdre Mère Angélique. On croise la quintessence  de la spiritualité catholique du siècle car l’abbesse a connu François de Sales et Bérulle, Vincent de Paul à travers Zamet, évêque de Langres dont elle fit son directeur spirituel et c’est à partir de lui que le retour à l’augustinisme, matrice de ce qui devint le jansénisme, se produisit, sans omettre Saint-Cyran qui fut aussi son confesseur.

Agnès Walch situe donc sans faille les apparentements qui font réseau, moyennant quoi tout ce monde bruisse et s’écharpe sous les formules de la plus stricte obéissance car « les murmures, les aversions, les rébellions » ne sont  point de mise, alors qu’il n’est question que de cela. C’est la gestion et les choix de vie de femmes à travers des pratiques et des obédiences conventuelles qui alimentent l’aventure d’une vie gouvernée par une volonté de rigorisme. Angélique Arnauld l’impose à Port-Royal comme ailleurs au moment de la réforme catholique qui touche les visitandines, les ursulines, les annonciades, dont le nombre et la richesse sont nécessaires à leur survie. Mais reprendre en main les pratiques de ces communautés se heurtait aux habitudes de mondanité assumées, revenir à une discipline est difficile, particulièrement celle de faire respecter la clôture, non moins que de vivre la pauvreté et de n’accepter que des vocations. 

La position de supérieure d’Angélique depuis ses dix ans, en 1601-1602, confirmée en 1610, fait partie d’une stratégie familiale et relève d’un privilège royal et pontifical. Cela ne pousse pas a priori à revenir sur la règle et moins encore à instaurer l’élection par la communauté des sœurs tous les trois ans. Or, c’est ce que réussit Angélique avec une volonté inébranlable, réinstaurant la clôture face à ses propres parents et faisant sortir Port-Royal de la dépendance des cisterciens pour se rapprocher de l’évêque de Paris puis de Langres, réformant au passage l’abbaye de Maubuisson, près de Pontoise, un lieu de mondanité des Estrées.

Angélique Arnauld (1591-1661), Walch
Portrait sur parchemin d’Angélique Arnauld, Jacques Legendre (1674) © CC BY-SA 3.0/Siren-Com/WikiCommons

On apprend donc tout des relations qui mêlent des protestants aux familles et se soldent dans une économie conventuelle où les femmes se retrouvent après veuvage ou pour échapper aux mondanités récusées. Angélique Arnauld a certes protesté et pleuré quand elle dut quitter à huit ans sa famille et surtout son grand-père, Simon Marion, dont l’hôtel particulier rue de la Verrerie le faisait paroissien de Saint-Merri où il fut enterré dans le chœur. Mais ce sont des cohortes d’enfants qui entrent au couvent, y lisent, y jouent, rient et suivent les offices comme toutes les pensionnaires qui ont le privilège de faire des études, novices ou pas. 

De spiritualité, il est toujours question, d’autant que ces femmes privilégiées de la culture écrivent, mais le thème est ici oblique, malgré le travail initial d’Agnès Walch dont la thèse donna lieu à La spiritualité conjugale dans le catholicisme français, XVIeXXe siècle (Cerf, 2002) ; ici domine le caractère institutionnel des tractations dans un anneau de Moebius du dedans et du dehors que doit gérer Angélique Arnauld. Le livre suit la diplomatie et la volonté d’une femme qui sait son monde et botte en touche quand le danger devient théologique. D’une part, elle n’ignore pas sans condescendance les faiblesses de sa communauté : « la plupart des filles ont très peu d’esprit, encore moins de jugement », mais elle sait en tirer parti quand il faut signer contre les cinq propositions supposées hérétiques retenues contre Jansénius par la bulle Cum occasione de 1653 : « Nous autres, pauvre filles qui sommes incapables de disputes et de raisonnement et qui n’ayant qu’à servir Dieu dans le silence et par la pratique de notre règle… »  

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Responsable de la santé de sa communauté qui se détériorait dans le premier Port-Royal des Champs, marécageux et porteur de dangereuses fièvres, au point que ses parents protestèrent devant l’excès de dénuement, elle mit en œuvre le retour en ville pour créer en plein Paris, rue Coquillière, un monastère qui tout en restant rigoureux ne ferait pas peur aux filles de la noblesse : on y bénéficiait d’habits de qualité et, à table, d’assiettes de faïence fine et de fourchettes. Cet Institut du Saint-Sacrement ne doit pas être confondu avec la Confrérie secrète des Ventadour et Montmorency, celle que ciblait Molière. 

Sous l’angle organisationnel, il est peu question de mysticisme. Saint-Cyran, pourtant central mais énigmatique, n’apparaît que pour un « moment 1633-1635 » avant « le temps des épreuves », 1648-1653, ses cinq années de prison. On ne plonge pas dans les questionnements qui ont structuré l’œuvre de Jacques Le Brun ni dans les actuelles recherches de Simon Icard (L’Apocalypse janséniste. Port-Royal et la défense de la vérité, Cerf, 2023). Notre plaisir de lecture est ailleurs, les épisodes de la longue vie d’Angélique Arnault s’enchaînent allègrement au fil d’une histoire tendue pleine de suspicions et d’attentes, d’espoirs et d’engagements, où se croisent duchesses et princesses, Guémené et Gonzague, la duchesse de Longueville née Bourbon-Condé et au besoin l’ombre de Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche.

Les clivages se durcissent mais, quand le retour à la primitive Église et à toutes les formes rémanentes d’augustinisme devint l’affaire des Messieurs de Port-Royal, seul le travail des théologiens hommes était officiel dans l’Église, seuls leurs sermons et écrits passaient pour décisifs. La divergence théorique partira d’Antoine Arnauld dit le Grand Arnauld quand il publia De la fréquente communion en 1643. On en oublie les sermons des supérieures adressés à leur communauté, d’autant qu’ils restent non imprimés et qu’en cas de contestation le pouvoir ecclésiastique en obtient la totale disparition des rares exemplaires en circulation. Bien évidemment, la vie d’Angélique Arnauld est traversée de prédications et des dilemmes de la fréquente communion, l’ascèse suprême étant de s’en priver, en sus des mortifications telles qu’une frugalité accrue par la privation de viande, habituellement établie à trois jours par semaine, sans parler de l’exécution scrupuleuse de la vie communautaire. Et toujours, Angélique expérimente préalablement ce qu’elle préconise.

Angélique Arnauld (1591-1661), Walch
« Mère Angélique Arnauld et Mère Agnès Arnauld, abbesses à Port-Royal », Philippe de Champaigne (XVIIᵉ siècle) © CC0/WikiCommons

C’est nécessairement sur l’observance des règles et sur leur signification que l’on s’écharpe. On saura tout des partages et des dispositifs. Le for intérieur de ces femmes de foi déterminées dépasse les choix et le charisme de la seule Angélique et des Arnauld, une douzaine de personnes de sa famille vers 1645, solitaires inclus, au moment où elle perd une nièce mais entrevoit deux probables futures novices. Sa propre mère comme sa grand-mère s’étaient elles aussi retirées à Port-Royal. On connaît la vogue et la capacité d’entraînement qu’eurent ces figures. 

Ainsi, d’engouements en rebondissements, se croisent des logiques de conviction d’autant plus fortes que la répression se développe ; le  clivage n’est plus déterminé par des crises du for intérieur. Antoine Arnauld doit fuir et mourra à Bruxelles en 1694 : le jansénisme n’est d’ailleurs défini comme mouvement qu’à partir de la mort de Mère Angélique Arnauld même si les débats sur les cinq propositions dites de Jansénius ont commencé en 1650. En 1661, c’est Jacqueline Pascal, la sœur de Blaise Pascal, qui appelle à la résistance, le jansénisme affrontant alors délibérément le pouvoir qu’il avait jusque-là accompagné.

À travers une figure, c’est tout le « Grand Siècle » que nous voyons s’articuler sous la plume d’Agnès Walch, et c’est en cela que le pari de la biographie est porteur d’une approche concrète de la gestation d’un monde mental dit « moderne » au sens des historiens, très loin du roman historique ponctué de niaiseries irritantes. Gageure réussie !