Les récents conflits survenus en France – des Gilets jaunes au mouvement des retraites –, ont remis sur le devant de la scène la question de l’efficacité de la grève et des limites auxquelles elle se heurte. Dans le même temps, le sabotage, remisé depuis l’après-guerre au magasin des accessoires, a refait surface face à l’urgence climatique et sociale. Les livres de Dominique Pinsolle et de Baptiste Giraud, consacrés aux luttes ouvrières mais éloignés dans l’espace et le temps comme par leur démarche, historique ou ethnographique, n’en sont pas moins traversés par des réflexions communes sur les conditions d’émergence ou de mise en crise du répertoire d’action collective du mouvement syndical. Quel répertoire d’actions face à une organisation du travail redéfinie ?
L’ouvrage de Dominique Pinsolle est consacré au sabotage en France et aux États-Unis depuis le tournant du XIXe siècle jusqu’au terme de la Première Guerre mondiale. Cette pratique théorisée et revendiquée s’est effacée après s’être confondue avec l’antimilitarisme, en France, et avoir été assimilée à l’espionnage aux États-Unis. Cette séquence, pour brève qu’elle ait été, a marqué l’histoire de la CGT et celle des IWW (International workers of the world). Dominique Pinsolle constate pourtant que cette pratique largement médiatisée en son temps et violemment réprimée n’a pas fait l’objet à d’une étude systématique, occultée qu’elle a été sans doute, en France, par la réflexion sur « la grève générale » et, aux États-Unis, par une focalisation exclusive sur le free speech des IWW et la répression à leur encontre [1].
Le livre, qui se décompose en deux ensembles quasi autonomes, montre comment les écrits de Pouget et l’expérience de la grève française des cheminots de 1910 ont circulé par-delà l’Hexagone, l’apogée française du sabotage correspondant à son irruption aux États-Unis et à son appropriation par les IWW, malgré la différence de structures industrielles et d’assise sociale. En France, la pratique a pris corps à l’intersection des mondes anciens, telle la boulangerie, et des secteurs nouveaux dont le chemin de fer. Aux États-Unis, elle s’est déployée dans les grands espaces agricoles à l’ouest des Grands Lacs en s’accompagnant d’un répertoire d’action culturel spécifique aux IWW et de l’émergence de symboles inédits dont les « sabots » et le « chat noir », devenu beaucoup plus tard le logo de la CNT française.
Dominique Pinsolle, spécialiste des médias et de leur relation au mouvement ouvrier, nous livre, en sus du récit des grèves ayant recouru au sabotage, une étude quantifiée de l’usage du terme dans la presse dans l’un et l’autre pays et un superbe corpus de gravures produites par les organisations ouvrières ou leurs adversaires. Il montre comment cette pratique, que ses théoriciens n’ont jamais strictement définie, oscille d’une approche non violente, qui lui vaudrait de se confondre avec la grève perlée (empruntée à des précédents irlandais), à d’autres qui, pour violentes qu’elles soient, excluent du moins toujours la violence contre les personnes. Les adversaires, pour leur part, font un usage générique du terme pour désigner les violences ou accidents de toute nature et l’assimilent aux IWW qui, pourtant, en sont rarement les auteurs. L’ouvrage montre en effet comment, dans l’un et l’autre pays, la pratique du sabotage est demeurée un phénomène marginal dont ni la CGT ni les IWW ne pouvaient être dénoncés avec évidence comme en étant les auteurs. Qu’elle ait été rapidement explicitement condamnée par ces organisations a pu contribuer à sa marginalisation bibliographique constatée.
Dans la région parisienne comme ailleurs, les entreprises du commerce, qui sont pour la plupart de petites unités spatiales, les entreprises sous-traitantes y compris, concentrent un « salariat subalterne », précaire, atomisé, qui n’est que faiblement, voire pas du tout, syndiqué. Pour faire face à ces fréquents déserts syndicaux et soutenir des salariés soumis à des hiérarchies autoritaires, promptes à contourner le droit du travail, la fédération du commerce CGT s’est dotée, à Paris, d’une structure inédite, absente des statuts confédéraux, sous la forme d’une Union syndicale commerce et services de la CGT dont les missions, destinataires exceptés, s’apparentent à celles d’une Union locale. Baptiste Giraud s’est immergé durant trois années aux cotés de ses trois permanents pour mener une analyse ethnographique de leurs rapports avec les salariés concernés en s’attachant plus particulièrement au rapport que ceux-ci entretiennent avec le principe de la grève ou sa mise en œuvre et, dans cette hypothèse, au rôle qui incombe alors aux permanents.
Son livre s’ouvre par une mise en garde. Si certains conflits tels la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis ou les livreurs de Bordeaux ont eu un grand retentissement médiatique, ils constituent « des exceptions statistiques ». Les grèves d’entreprises, aujourd’hui moins nombreuses et moins mobilisatrices, le sont a fortiori dans les espaces professionnels précarisés et vierges de toute tradition syndicale. L’approche ethnographique, au plus près, s’attache à mettre à nu, au quotidien, les ressorts du travail militant de soutien à l’organisation de mobilisation syndicale de la grève dans de tels espaces. Elle analyse les obstacles à la diffusion de cette pratique syndicale, les conditions rendant au contraire possibles son réinvestissement, sous des formes en partie renouvelées, les métamorphoses de la conflictualité du travail, le rapport des militants à la supposée « culture de la grève » du syndicalisme et les usages de cette modalité de lutte.
Il y aurait quelque incongruité à vouloir appréhender d’un seul tenant ces deux ouvrages. Du moins leur lecture simultanée autorise-t-elle quelques réflexions sur des constantes de longue durée. L’émergence d’un nouveau répertoire d’action ou le nécessaire « réapprentissage » advient dans des séquences marquées par une impuissance sectorielle ou globale du répertoire jusqu’alors prévalant, dans des secteurs du salariat frappés par l’affirmation de formes de production et d’encadrement en rupture. Dans la France du tournant du siècle, l’aspiration à l’action directe entre en résonance avec une marchandisation du travail accrue et une discipline nouvelle caractérisant « l’âge de l’usine ». Le sabotage, effectif ou revendiqué, qui se développe à la lisière du monde usinier est à la fois un moyen d’action permettant à l’ouvrier d’affirmer sa souveraineté sur les moyens de production qui lui échappent de plus en plus et une tactique nourrissant l’espoir de la grève générale.
Les trois grèves analysées dans la deuxième partie de l’ouvrage de Baptiste Giraud (entreprises Nuidor, Chaussure, Pizza rapido) sont liées, quant à elles, à la crise du régime de domination et du modèle paternaliste ayant longtemps caractérisé ce type de petites entreprises. De nouvelles formes de despotisme patronal et un management autoritaire sont à l’origine de mouvements dont la motivation première est souvent la défense de la dignité professionnelle et personnelle, relevant par là de l’économie morale. Ces grèves « éruptives », qu’abordent les deux ouvrages, sont le fait d’une main-d’œuvre précaire, inorganisée ou peu familière de la culture syndicale, aux États-Unis délaissée par la puissante AFL. Leur inscription dans la durée, leur organisation, celle de la solidarité, les négociations éventuelles ou la protection, juridique aux États-Unis, et jusqu’aux modalités de sortie de grève, la tête haute, supposent la présence « d’entrepreneurs de grève » qui, tels IWW ou l’Union syndicale CGT, sont à même « d’organiser la révolte ». L’illégalisme assumé ou, au contraire, le strict cadre des actions légales constituant, bien sûr, une différence majeure entre ces deux « âges de la grève », comme au demeurant les modalités de la répression ou de la pression patronales et leur rapport à l’État. Ce qui vaut à Baptiste Giraud de remettre en cause la notion de « grèves improbables » avancée par d’autres chercheurs.
Par-delà ces éléments transversaux, l’approche ethnologique de Baptiste Giraud, qui accompagne, à chaud et pas à pas, le processus d’émergence de la grève jusqu’à ses lendemains en évitant d’isoler le temps court de l’évènement, se révèle heuristique au plus haut point. Les discussions entre les permanents et les salariés des trois entreprises concernées témoignent du fossé qui sépare leurs cultures et des difficultés que cela occasionne : comment convaincre de la nécessité de la grève quand les délégués du personnel entendent se limiter aux armes juridiques ? Comment éviter, au contraire, de s’engager dans des mouvements dépourvus des forces suffisantes ? Comment intégrer la grève dans des stratégies militantes et élargir les revendications de mouvements initialement étroitement corporatistes, quand « l’assignation à l’entreprise » qui prévaut aujourd’hui constitue, de surcroit, un obstacle aux mobilisations interprofessionnelles ? Comment faire de ces grèves des « leviers stratégiques » ? Comment pérenniser la « pédagogie de l’action » déployée à la faveur de la grève et développer la syndicalisation ?
Le choix de l’Union syndicale du commerce et des services CGT pour aborder ces questions pouvait d’entrée de jeu paraitre paradoxal dès lors qu’il s’agit là d’une structure hors norme déployée dans un milieu où l’entrée en lutte se heurte à un cumul de difficultés. Il permet, en fait, à Baptiste Giraud d’aborder une série de questions majeures pour le syndicalisme, régulièrement soulevées et débattues lors des récents mouvements sociaux d’ampleur : ainsi l’inadaptation des structures syndicales, la nécessité des structures locales en particulier dans les zones ou secteurs de « déserts syndicaux », l’inégale implication des fédérations en leur sein. L’ouvrage vient rappeler à ceux qui trop souvent l’oublient (ou l’ignorent) que la nature confédérale de la CGT signifie l’autonomie des fédérations, propre à entretenir un quant-à-soi, s’agissant en premier lieu des bastions, certes affaiblis mais néanmoins toujours effectifs, des services publics. L’ouvrage permet également une meilleure intelligibilité des obstacles à la grève, pour ne rien dire de la « grève générale » dont l’invocation dans les manifestations relève d’un imaginaire inscrit dans l’Histoire. Ces obstacles sont loin de découler d’une opposition « base /sommet », souvent dénoncée par des courants minoritaires ou des observateurs. Ils relèvent plutôt des écarts de pratiques militantes au sein d’une même organisation. Les effets de secteurs et de profil social des acteurs jouant beaucoup et parfois davantage que les appartenances organisationnelles sur leur rapport à la grève.
Baptiste Giraud invite en conclusion à ne pas se précipiter à affirmer que la grève est vouée à disparaitre du répertoire d’actions des syndicalistes au motif qu’elle est difficile à organiser en évitant l’écueil d’une représentation trop homogénéisante idéalisée ou caricaturale du rapport à la grève des militants CGT sans tomber dans celui, misérabiliste, de militants désarmés condamnés à ne faire grève que par procuration. Il rappelle utilement ses fonctions multiples en plus des revendications énoncées : faire corps, déployer une pédagogie de l’action en soulignant l’utilité, nonobstant le poids des difficultés, de « réapprendre à faire grève ».
[1] Ahmed White, Under the Iron Heel. The Wooblies and the Capitalist War on Radical Workers, University of California Press, 2022.